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60e anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie, Alger et le colonel Trinquier







15 Mars 2022

A l’heure du 60e anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie, découvrez la bataille pour Alger où le colonel Roger Trinquier a joué un rôle primordial. Théoricien majeur de la pratique de la contre-insurrection et de la lutte contre le terrorisme, il a été un protagoniste de la guerre d’Algérie. Un de ses textes, inédit, vient d’ailleurs de ressurgir. Publié chez VE Éditions, il est accompagné de l’analyse de Daniel Dory (spécialisé dans l’analyse géopolitique du terrorisme) et Marie-Danielle Démélas (spécialiste de la guerre irrégulière).
Extrait pages 44-49.


La bataille pour Alger (janvier-octobre 1957)

Le général Salan, nouveau commandant supérieur des forces armées en Algérie, a pris ses fonctions au 1er décembre 1956. Entre le 27 décembre et le 2 janvier, les régiments de la 10e division parachutiste, fâchés d’avoir remporté une victoire inutile, sont de retour d’Égypte.

Depuis six mois, à Alger, depuis plus d’un an à Bône et Constantine (Alger ne résume pas toute l’histoire de la guerre), le nombre des victimes du terrorisme ne cesse de croître. Le ministre résidant, Robert Lacoste, a réalisé que les forces de police dont il disposait étaient impuissantes. Trop peu nombreuses, elles n’ont pas été formées pour répondre à ce type de problèmes et elles sont vulnérables aux menaces pesant sur leur famille. Après de premiers attentats dans des quartiers populaires, les poseurs de bombes s’attaquent à des établissements situés à proximité des bureaux de la Xe Région militaire. Comment mettre fin à la surenchère ? Le moral des forces de l’ordre ne tient plus, les terroristes restent impunis, des milices d’autodéfense commencent à se former – le chaos n’est pas loin.

Le 7 janvier, alors que Massu vient d’annoncer à son état-major qu’il lançait sa division à la poursuite des bandes de la Mitidja et de l’Atlas, Lacoste lui donne pour mission de mettre fin au terrorisme dans la ville. L’IGAME (équivalent d’un préfet de région) Serge Baret lui délègue ses pouvoirs de police et d’administration. Voilà les parachutistes investis d’une mission qui ne leur revient pas et qu’ils ne souhaitent pas. Le maire d’Alger reconnaissait : « On leur confiait toutes les responsabilités au moment où tout allait au plus mal… »
Dès les premiers jours, il leur faut intervenir, alors que « le camp adverse nous était totalement inconnu », reconnaît Massu. « Nous ne savions même pas ce que nous cherchions et la machine policière, faite au début de pièces éparses et autonomes, se monta par tâtonnement, de façon tout empirique. »

De quels moyens dispose le commandant de la 10e DP ? Environ dix mille hommes, en théorie, huit mille en pratique : cinq mille parachutistes, trois mille soldats d’autres unités, mille policiers, gendarmes mobiles et CRS, mille réservistes territoriaux. Mais l’effectif réel des parachutistes dans Alger est d’un peu plus de trois mille les deux premiers mois, un peu plus de huit cents les mois suivants.

À quoi sert-il de mobiliser huit mille hommes pour une ville de sept cent mille habitants sans savoir ce qu’on cherche ? Quelques centaines d’hommes ont suffi à affoler la ville ; on ne connaît pas leur nom, ni l’endroit où ils se cachent, ni leur organisation. Un seul repère auquel se fier : depuis l’année précédente, la 4compagnie du 9e régiment de zouaves s’est installée dans la casbah qu’elle commence à connaître, et Sirvent, son capitaine, a bien avancé un premier travail d’information. Cette ébauche servira de base pour mener l’enquête.

Deux officiers parachutistes se partagent dès lors l’organisation du renseignement, le colonel Godard, adjoint de Massu, nommé en juin commandant d’Alger-Sahel, puis chef de la sûreté, en mai 1958, poste qu’il occupera jusqu’en février 1960. Et le lieutenant-colonel Trinquier qui commence à monter sa petite équipe (quatre hommes), sans bureau ni secrétariat. Dans un premier temps, il se loge, comme il peut, à la préfecture. En juin, il rejoint Godard et Sirvent près du palais Bruce.

Leur affaire va réussir en partie grâce à des impondérables auxquels il est rarement fait allusion dans les manuels de tactique et les traités théoriques. En premier lieu, ces hommes se connaissent depuis longtemps ; Trinquier et Godard les ont déjà commandés en d’autres circonstances, ils savent ce qu’on attend d’eux, connaissent les points forts et les faiblesses de chacun. C’est un gain de temps, un gage de confiance. Ensuite, ils parviennent à se regrouper tous dans le même pâté de maisons de la basse casbah. La prise de décisions ne souffrira d’aucun relais, d’aucun retard.

En un mois, Trinquier met au point le procédé qui lui permet de tramer un maillage efficace de la ville. Son dispositif de protection urbaine (DPU), consiste à recenser chaque habitant et lui attribuer une place dans la ville – il habite dans un immeuble (un numéro), situé dans un îlot (une lettre), qui appartient à l’un des arrondissements de la ville (un numéro). Chacun dispose ainsi d’une immatriculation, à lui de justifier ensuite ses déplacements, les départs ou les arrivées au sein de sa famille ou de son immeuble.

Le dénombrement est confié à des volontaires, souvent recrutés dans les associations d’anciens combattants et regroupés selon la structure des dix-huit arrondissements d’Alger, qui rendent compte quotidiennement au siège du DPU. Le recensement de la population musulmane, dans la casbah et les bidonvilles, revient à la gendarmerie mobile.

« Pour vaincre la rébellion, il n’était pas nécessaire d’utiliser des chars ou des avions, il suffisait de contrôler toute la population. »


Comme instrument de surveillance, le DPU se révèle vite efficace. Efficace également comme relais d’influence, et Trinquier s’en assure en l’employant à lutter contre une campagne de calomnie qui visait à saper l’autorité de Salan.

En quelques semaines, la structure des réseaux terroristes est connue, beaucoup de bombes saisies. La casbah elle-même est devenue moins sûre aux clandestins. Une partie de la direction du FLN à Alger s’est enfuie à Tunis dont elle ne reviendra qu’une fois l’indépendance proclamée. D’autres sont pris au piège, comme Yacef Saadi, dirigeant terroriste d’Alger et sa secrétaire Zora Drif, étudiante en droit, avec lesquels Trinquier s’entretient après leur arrestation. « Ce qui m’intéressait, ce n’était pas de recueillir des renseignements militaires, maintenant inutiles, mais, comme autrefois, en Indochine, quand je rencontrais le capitaine viêt TVH, de savoir pourquoi ils s’étaient battus. Ils avaient pris des risques qui pouvaient leur coûter la vie et qu’on ne prend pas sans raisons profondes. »

Le plus rusé des adjoints de Trinquier, le capitaine Léger, a monté à son tour une petite escouade. Son histoire est connue ; on sait moins la marge de manœuvre dont il a disposé pour monter son affaire. Cette bataille pour Alger avait donné plus d’autonomie aux officiers subalternes astucieux. En obtenant le ralliement d’agents du FLN et en retournant des bandes de jeunes vêtus de bleus de chauffe qui imposaient la loi du Front dans la casbah, Léger avait repris le contrôle des lieux publics et tendu ses pièges. On recommença à jouer et entendre de la musique dans les cafés maures et des dirigeants de premier plan tombèrent dans des souricières. Sa mission s’acheva par une campagne d’intoxication connue sous le nom de « bleuïte » qui rongea la wilaya III puis la IV. Passé le mois d’octobre 1957, Alger n’a plus connu de vagues terroristes comparables à celles des mois précédents et les maquis ont été décimés par les purges pour longtemps.

La valeur du dispositif mis en place par Trinquier et son équipe, et l’ascendant qu’il exerçait sur les organisations d’autodéfense de la ville furent rapidement connus. Le 11 juin 1957, alors que les obsèques des victimes de l’attentat du Casino de la Corniche dégénéraient en émeute, il s’était imposé sans le renfort de ses compagnies, en s’appuyant sur le seul réseau des îlotiers qui animait le DPU. La foule, qui courait au lynchage, revint à la raison, s’éparpilla, rentra chez elle. Massu en tira des consignes pour ses régiments dans la ville qui fixaient, enfin, une ligne de conduite à ses troupes.

Trinquier avait démontré qu’il disposait d’un instrument puissant et qu’il savait s’en servir. Mais réaliser qu’il avait le pouvoir de contrôler des foules en Alger en inquiétait plus d’un à Paris.