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Le consommateur, l’instantanéité et le rapport au temps







13 Août 2013

Alors que nos sociétés se sont construites sur le respect des saisons, les contraintes du temps, l’heure est désormais à l’usage. Tout doit être disponible dans l’instant. La technologie doit être la réponse immédiate à tous les désirs. Une tendance de fond, mal vécue par certains et à laquelle il est (encore) possible d’apporter des nuances.


Crédit photo : Jalo
Crédit photo : Jalo
A trois heures du matin, Clémence s’est offert une nouvelle paire de sandales, tandis que Pierre, en ce premier mai, donnait des ordres de virement à son banquier. Et ce jeune couple compte mettre à profit le dimanche qui s’annonce pour commander quelques plantes de jardin, organiser leurs futures vacances et mettre à jour leurs passeports. Ils finiront cette journée en jouant les touristes sur les Champs Elysées et en s’achetant quelques tee-shirts pour l’été qui s’annonce.
 
Bref, en l’espace de 48 heures, entre un jour férié et le repos dominical, Pierre et Clémence auront mis à profit chaque instant pour consommer, décider, organiser. Un tel scénario ne relève plus depuis quelques années de la fiction, mais bien au contraire de la réalité la plus courante : citoyens et consommateurs sont désormais gouvernés par leur propre impatience, sinon fébrilité. Il y a là la conséquence évidente de l’inscription des nouvelles technologies au cœur de la vie de tous, mais au-delà c’est sa relation au temps que le consommateur a repensé et refondé en moins d’une dizaine d’année.
 
Les chercheurs ont nommé cette évolution « symptôme de l’hypermodernité » : urgence, instantanéité et immédiateté, « trois nouvelles façons de vivre le temps sont apparues au premier plan », note dès 2003,  Nicole Aubert, sociologue et psychologue, enseignante à l’ESCP, dans un ouvrage intitulé « Le Culte de l’Urgence : la société malade du temps ». Pour qui les consommateurs sont devenus « les enfants de Cronos », le Dieu qui mangea ses enfants pour éviter qu’ils ne prennent sa place et croyant ainsi arrêter le temps. Dans la même veine, le sociologue allemand Hartmund Rosa dénonce le « processus d’accélération » tandis que Gilles Finchelstein, auteur d’une « Dictature de l’urgence », s’inquiète de trois phénomènes exponentiels : le culte de la vitesse, celui de l’instant et celui de la suractivité.
 
Dorénavant très largement pris en compte par les philosophes, sociologues et autres psychologues, cette notion du « tout, tout de suite » s’est en effet instillée a tous les échelons de la vie quotidienne et donne le ton aux relations humaines.
 
Un besoin de crédit ? Les organismes financiers promettent une réponse sous 48 heures. Une envie de sushis ou de paëlla ? Le livreur sonne à la porte dans la demie heure. Des lentilles de contact égarées : de nouvelles seront disponibles sous 48 heures, tandis qu’une paire de lunettes pourra, elle, être réalisée dans l’heure. Au sein de l’entreprise, le constat est le même. Dans la plus modeste PME, en guise ou presque de formule de politesse, l’acronyme ASAP, « as soon as possible », pourrait être comprise comme la marque de fabrique du cadre motivé, du responsable déterminé, le fondement étant « puisque c’est urgent c’est fondamental ».  A tous les échelons, même les plus inattendus, comme par exemple en médecine, dans l’attente de résultats d’examens, l’attente est devenue insupportable. En matière d’éducation, les parents restent consternés par l’emprise des nouvelles technologies, dénonçant pour certains d’entre eux la culture électronique qui prends le pas sur la culture encyclopédique. Même les loisirs des chères têtes blondes sont impactés : désormais, en matière de jeux de société, c’est la version « rapido » du Monopoly qui a la côte : plus question de passer deux heures à déplacer des pions, même par un dimanche pluvieux.
 
Conséquence logique de cette appétence pour le « tout, tout de suite », les offres de produits, de service, de conseils se sont adaptées. Même dans les agglomérations les plus petites, rares sont désormais les commerçants qui osent la fameuse pause méridienne et apposent à leur porte fermée le carton « fermé entre midi et deux heures ». La question de l’ouverture des commerces le dimanche, véritable serpent de mer des débats hexagonaux témoigne du souci des grands groupes de rester présents et réactifs aux besoins des consommateurs. Même les administrations mettent à profit cette tendance pour être accessibles –au moins en ligne- sur la plage de temps la plus large possible. Elles en font même, à l’instar du ministère des Finances, un argument de bonnes pratiques, en favorisant les déclarations de revenu dématérialisées.
 
Nombreux sont ceux qui, témoins de cette évolution, observent néanmoins une volonté de retour au temps humain, quelque peu déréglé par la technologie. Car précipitation et satisfaction font rarement bon ménage. Par exemple, dans la consommation de biens culturels : « Lire un livre permet de rééquilibrer son rapport au temps. Le lecteur attend du livre qu’il lui communique du sens, de la valeur, de la singularité et de l’inattendu qui ne sont perceptibles qu’en immersion. Et d’une certaine manière, le libraire est un véhicule de sens : c’est parce qu’il est un fin gourmet littéraire qu’il amène naturellement le lecteur à savourer a priori la valeur d’un écrit », observe Arnaud Nourry, le PDG d’Hachette Livre, bien conscient que le temps est aussi, en amont, le meilleur ferment des grandes plumes. Un point de vue distancié à propos du consumérisme culturel frénétique, auquel réagit également Daniel Bo, chercheur en marketing des medias, pour lequel « les 24 heures d'une journée ne suffisent plus pour consommer l'ensemble des contenus medias accessibles gratuitement et facilement. » Ainsi, il en conclut que « Cela a une conséquence importante sur le temps comme valeur, le temps comme budget, comme critère déterminant de la qualité d’un service, d’un produit, d’un programme ».
 
Idem dans l’agroalimentaire, dans un pays gouverné par l’art de vivre : « dans la cuisine où le design, surtout au niveau du packaging, met l’accent sur la facilité, le temps de préparation et le rapport de ces deux critères avec le goût. Cependant, cette recherche se heurte au savoir-faire et au plaisir procurés par la préparation de la cuisine », écrit Annaëlle Perney, de l’Ecole de Design de Nantes Atlantique. Et de s’interroger, par conséquent : « jusqu’où pourrons-nous innover dans le but de simplifier toutes les tâches qui nous entourent tout en préservant la notion de plaisir ? » Elle conclut : « Les cycles «temporels» sont en constante accélération. Il est évident que les jours ont toujours la même durée, mais notre perception, notre rapport au temps se modifient. »
 
Même les plus exigeantes des grandes entreprises tempèrent ce mouvement d’accélération et s’interrogent : un groupe de DRH, tous et toutes issus des sociétés du CAC 40 vient de livrer un rapport « Bien être et efficacité au travail » où ils alertent sur les risquent de burn-out des salariés, dans cette course effrénée à l’ASAP.  Comme si redonner du temps au temps, réapprendre à le perdre parfois était, en fin de compte, un gage d’équilibre, d’accomplissement personnel. A méditer, lorsque l’on s’interroge en marketing sur les facteurs de réceptivité et de satisfaction du consommateur, qui à défaut de pouvoir saisir l’instant, ne ressent plus vraiment le plaisir.