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Le désarroi de l’État face aux réseaux







11 Avril 2022

L’avez-vous remarqué ? « Le débat politique est devenu un exercice publicitaire ». De manière générale, l’État semble relativement désemparé face à la montée en puissance des réseaux. Il est aujourd’hui temps pour l’Europe de se prendre en main. Christophe Assens, auteur de « Réseaux, Les nouvelles règles du jeu » (VA Éditions) nous partage sa pensée sur l’influence des réseaux. Professeur de stratégie à l’Université Paris-Saclay, il est titulaire de la chaire Réseaux et Innovations


Le débat est-il toujours d’actualité alors qu’avec les réseaux nous sommes rentrés dans l’ère de l’instantané et du buzz ?

En politique comme dans d’autres domaines de la vie sociale, la forme du message l’emporte sur le fond. À l’image de la course d’audience à laquelle se livrent les médias pour des raisons de survie économique auprès des annonceurs publicitaires, les acteurs politiques s’adonnent à une course de popularité comme enjeu de leur survie électorale. La politique obéit ainsi aux lois du marketing avec le choix d’une image de marque pour cibler des électeurs parmi les segments de marché de l’opinion publique.  Il faut ensuite convaincre les électeurs indécis d’adhérer à la marque par des promotions commerciales, tout en récompensant la fidélité des électeurs convertis par des cadeaux. Tous ces objectifs nécessitent de faire de la publicité dans les médias. Le débat politique est devenu un exercice publicitaire. 
 
Dans les médias, les candidats d’une élection sont incités à adopter les codes de la course à l’audience, en participant à un spectacle de divertissement où il s’agit de susciter l’émotion sans ennuyer l’électeur. Dans cette surenchère d’images à laquelle se livrent les chaînes d’informations en continue face aux réseaux sociaux, les candidats politiques doivent renouveler le débat au rythme de l’actualité, en prenant le risque : de perdre toute cohérence de long terme dans la réflexion, de ne plus distinguer l’accessoire de l’essentiel, de noyer le débat dans un océan de discours insipides, de céder à l’humeur du moment même si elle est contraire à l’intérêt général, de faire du clientélisme auprès de communautés au détriment de l’unité du pays. On est entré dans la « société spectacle » prophétisée par Guy Debord, où la politique est devenue l’art de plaire !

Avec les fake-news, la démocratie est-elle remise en cause ?

On peut légitimement s’interroger. Les démocraties sont fragiles en étant victimes de leurs bons sentiments sur les principes d’ouverture et de tolérance pour défendre le principe de la liberté d’expression, établi dans l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme : “Toute personne a droit à la liberté d'expression … sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques” À travers les mailles de la liberté d’expression, se faufilent des tentatives d’ingérence de pays étrangers pour chercher à discréditer des candidats à l’élection présidentielle en France, pour modifier le cours d’un référendum par des mensonges lors du Brexit, ou pour modifier le cours de l’histoire au Mali par la désinformation expliquant le retrait de la force militaire française Barkhane. Derrière le paravent de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux, prospèrent des discours d’endoctrinement terroriste, des thèses complotistes voire sectaires, des mouvements radicaux et insurrectionnels, ayant comme cible la démocratie et ses valeurs. Les fake-news sont la manifestation de cette impuissance de la démocratie à endiguer des menaces, qui prennent racine hors des frontières de la souveraineté, dans des réseaux clandestins aux ramifications internationales. Néanmoins, comme le soulignait Winston Churchill : « la démocratie reste le pire de tous les régimes à l’exception de tous les autres » !

L’État peut-il intervenir pour limiter les fake news sans être accusé de vouloir propager sa vision de la vérité ?

L’État dispose du pouvoir législatif et exécutif. Il fait évoluer les lois à travers un programme soumis au débat parlementaire et applique ensuite les textes de loi votés. En France, une dizaine de lois ont été adoptés durant la dernière décennie pour réglementer, sécuriser ou limiter les libertés sur Internet. Or, pour lutter contre les fake-news cette réponse juridique semble inefficace. Le temps de la désinformation n’est pas le temps judiciaire. Par ailleurs l’absurdité d’un discours n’est pas répréhensible en soi, il est même protégé par le droit à la liberté d’expression, précisé dans l’article 11 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. ». Enfin et de façon plus générale, la portée d’une loi est limitée par les conventions d’usage, sur l’exemple de la protection des données RGPD (règlement général sur la protection des données). A partir du moment où les utilisateurs des réseaux sociaux acceptent de céder par contrat les droits de propriété sur leur vie privée, le principe de protection RGPD est en partie vidé de son sens. En conséquence, les réseaux sociaux sont considérés comme un espace de liberté, afin de s’affranchir du discours de l’État, pour le meilleur et pour le pire.

Comment les États font-ils face à la chute des frontières causée par les réseaux ? Une unicité en vue d’un meilleur contrôle va-t-elle émerger ?

La Chine et la Russie ont atteint une taille critique mondiale, et sont en mesure de contrôler leurs propres réseaux d’informations à l’échelle de leur pays-continent, comme symbole de souveraineté.  Les Etats-Unis possèdent les entreprises, GAFAM (google, apple, facebook, amazon, microsoft), en charge des réseaux sociaux dominants sur la planète. De ce point de vue, les réseaux sociaux représentent un facteur d’influence pour les États-Unis, en créant une dépendance dans l’accès à l’information, dans la socialisation et dans la communication de milliards d’individus. En Europe, la mise en place du rempart juridique avec la RGPD (règlement général sur la protection des données) est une réponse décalée par rapport au défi technologique américain et une réponse impuissante face à la souveraineté chinoise ou russe. Le sens de l’histoire n’est pas d’aller vers une unicité des réseaux, mais vers une régionalisation des réseaux dans un monde multipolaire sur le plan géopolitique. En conséquence, l’Europe doit rattraper son retard sur les autres grandes puissances, pour maîtriser son destin.