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Les règles, jeu d'enfant ou problème de société?







28 Mai 2021

Professeur à l'Université de Versailles, Christophe Assens est aussi co-directeur du centre de recherche en management Larequoi. Spécialiste des stratégies et fin connaisseur du rôle des réseaux dans la société, il est auteur de l'ouvrage "Réseaux, les Nouvelles Règles du Jeu" paru chez VA Editions. Il y aborde le sujet primordial de l'établissement de règles au sein de nos sociétés. Entre batailles juridiques et médiatiques, Christophe Assens nous éclaire sur cette problématique de premier plan.


Vous évoquez dans votre ouvrage la bataille de lobbying sur l’homéopathie. L’évolution des règlementations entraine-t-elle nécessairement un bouleversement des réseaux en place ?

Dans l’actualité médicale, j’aurais pu citer aujourd’hui la bataille entre les laboratoires pharmaceutiques et les États pour lever les brevets sur le vaccin contre le virus Covid-19. Si l’on considère que la pandémie est mondiale et que pour en sortir il faut vacciner simultanément la population mondiale, y compris dans les pays pauvres, le vaccin doit alors être considéré comme un bien public d’intérêt général, sans protection juridique par un brevet. A l’inverse, les laboratoires comme Pfizer, Moderna et d’autres firmes, qui ont investi massivement en recherche et développement pour aboutir au vaccin en un temps record, vont combattre ce projet des États pour défendre leur intérêt privé. Plus précisément, les laboratoires pharmaceutiques concurrents vont faire pression pour empêcher la déréglementation avec la levée des brevets, voire pour négocier une compensation financière auprès des États en cas d’échec de la campagne de lobbying.

Cette bataille sur la déréglementation des vaccins sera gagnée par le réseau d’influence le plus étendu et le plus soudé, voire par des renversements d’alliance, entre le réseau des États, et celui des laboratoires pharmaceutiques. Pour être efficace dans la stratégie de réseau, les laboratoires doivent renoncer provisoirement à leurs rivalités commerciales, et les États doivent faire taire leurs divergences géopolitiques, et se servir du vaccin comme bien public mondial pour renforcer leur influence auprès des pays les plus démunis.

Peut-on affirmer que la crise de la gouvernance européenne est liée de façon symptomatique à la mutation des réseaux sur le continent ?

L’Europe a grandi sur les cendres de la dernière guerre mondiale pour éviter de rallumer la flamme de la discorde entre des « frères ennemis » comme la France et l’Allemagne. L’Europe a ensuite changé de nature, en devenant la « coopérative économique » des États-nations, avec une gestion en copropriété des « parties communes » de la zone Euro. L’Europe a ensuite grandi très vite, en fédérant de nombreux pays, souhaitant tourner la page de la guerre froide, pour sortir soit de l’influence de l’URSS, soit de celle des USA.

De fait, tous les pays européens n’ont pas la même histoire, ni les mêmes préoccupations, ce qui explique la difficulté aujourd’hui pour l’Europe d’avoir une politique commune. La gouvernance de l’Europe est rendue compliquée par le grand écart idéologique, entre les nostalgiques des « 30 glorieuses » qui souhaitent quitter l’Europe dans l’espoir de restaurer la grandeur de la souveraineté nationale comme les anglais, et les « mondialistes » qui souhaitent que l’Europe incarne au contraire un État fédéral fort capable de rivaliser avec les grandes puissances comme la Chine, la Russie et les Etats-Unis. De ce point de vue, l’Europe est devenue le symbole d’une fracture politique, qui n’oppose plus la droite contre la gauche, mais les pro ou anti-mondialisation. Les réseaux populistes et extrémistes sont antimondialistes. Les réseaux des partis modérés, dits de gouvernement, sont mondialistes.

Ce n’est pas uniquement l’Europe qui est coupé en deux. Si on regarde les dernières élections présidentielles aux États-Unis, le clivage politique est saisissant avec une Amérique coupée en deux à 50/50, entre le centre du pays favorable au repli sur soi en raison de la fragilité du Made in USA dans certains secteurs traditionnels, et les côtes Est-Ouest ouvertes sur la mondialisation, dont elles incarnent l’avant-garde technologique.

Où pensez vous qu’une utilisation des réseaux sans règle mènerait-elle ?

Il y a toujours une règle pour faire fonctionner un réseau. Dans les réseaux d’aménagement urbain, comme le ferroviaire, l’eau, l’électricité, les télécommunications, les règles sont déterminées par des considérations techniques pour éviter la saturation dans la gestion des flux. Dans les réseaux numériques, les règles peuvent être déterminées dans les contrats d’adhésion aux plateformes collaboratives, ou par un cadre juridique et technologique comme dans la blockchain. Il existe des réseaux qui se forment aussi sur la base de règles sous-jacentes, tacites ou émergentes, dans les phénomènes auto-organisés comme les mouvements de foules synchronisés, l’entraide spontanée entre amis, l’improvisation réussie de musiciens, etc.

Dans ces conditions, le réseau est autonome dans la mesure où la règle est choisie librement par les partenaires, et n’est pas imposée par un régulateur externe ou par des contingences juridiques ou administratives. Si aucune règle n’émerge, le réseau perd de sa substance et conduit à l’anarchie, car la logique du chacun pour soi l’emporte sur le besoin de fraternité.

Y a-t-il un danger à la règlementation excessive d’une société ?

La réglementation excessive de la société est un fléau. Tout d’abord l’accumulation de règles inutiles est déshumanisante, comme s’il était possible de tenir à distance tous les maux de la société par un « cordon sanitaire » juridique et administratif. Plus le cadre devient restrictif, moins les citoyens prennent le temps de se parler pour résoudre des contentieux. La société devient plus violente et se judiciarise au détriment du dialogue social. Autre problème, la sur réglementation tend à infantiliser la population sous couvert du principe de précaution qui dissuade d’affronter le danger même si c’est nécessaire pour grandir, comme le souligne à juste titre Alain Juillet dans une interview web accordée à Pauline Laigneau :

« Le principe de précaution est effrayant parce qu’on ne domine plus du tout sa peur, au contraire on s’abandonne. Avant même que le problème et la peur arrivent, on a déjà abandonné le combat alors qu’au contraire ce qui est fantastique c’est quand on arrive à dominer sa peur et que l’on découvre, à ce moment-là, que l’être humain a des capacités insoupçonnées lorsqu’il fait un effort sur lui-même pour se dépasser. Dans le monde actuel, on n’apprend plus à dépasser sa peur, au contraire on apprend à en faire encore moins, sous prétexte que l’on pourrait l’avoir. C’est la condamnation à mort d’une vie ou d’une société. »

Le principal danger dans la réglementation excessive réside dans la déresponsabilisation. Au lieu d’assumer ses responsabilités, on se retranche derrière des règles abstraites qui empêchent de débattre d’une décision, ou d’emprunter une voie nouvelle prometteuse, même si elle comporte plus de risques. La surabondance de règles est entretenue par les technocrates qui trouvent une légitimité sociale, à se repérer dans le maquis des dispositifs complexes d’ordre administratif et juridique. C’est une manière pour eux de conserver du pouvoir en exerçant des tâches administratives qui présentent le plus souvent un faible intérêt dans la société, que ce soit pour défendre l’intérêt général, produire des richesses ou renforcer l’harmonie sociale. La suppression de règles inutiles, et l’automatisation des règles nécessaires grâce au digital, serait de nature à apaiser la société face aux tensions, à redonner le goût du risque pour entreprendre et à remettre la liberté de choix au premier plan.