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Quand la Russie souffle le chaud et le froid sur la scène internationale, maniant menace de conflit majeur et opérations d’influence







23 Février 2022

Que se passe-t-il réellement entre la Russie, l’Ukraine et le reste du monde ? Christine Dugoin-Clément a dédié son doctorat en science de gestion à l’étude des opérations d’influences durant le conflit ukrainien. Autrice de « Influence et manipulation, Des conflits armés modernes aux guerres économiques » (VA Éditions) elle a consacré son ouvrage aux opérations d’influence, "ces procédés de manipulation à grande échelle qui permettent d'influer sur l'opinion publique et de modifier le comportement des individus". Aujourd’hui elle nous délivre son avis sur les agissements russes, entre remise en cause de la diplomatie, possible guerre et sanctions à venir.


La retransmission par les télévisions de la théâtrale reconnaissance des Républiques populaires autoproclamées de Donetsk et Luhansk (RPD & RPL) par le président russe acte un tournant des tensions diplomatiques de ces derniers mois. Alors que la Russie avait toujours nié jouer un rôle dans le conflit en cours depuis 2014 dans le Donbass, à l’est de l’Ukraine, en avril 2021, pour la première fois, des troupes russes ont pris position aux frontières ukrainienne. Ces mouvements, en inquiétant les opinions internationales, ont contraint les États-Unis à s’impliquer à nouveau dans ce dossier, Moscou n’entendant négocier qu’avec Washington et l’OTAN et ignorant l’Ukraine, pourtant concernée au premier chef, les pays européens ou l’Union européenne. La désescalade alors observée a été de très faible ampleur, une dizaine de milliers d’hommes seulement ayant quitté leurs positions.
Très rapidement, l’Ukraine a retrouvé son état « d’anormal normal » c’est-à-dire un quotidien marqué par une guerre des périodes de calme relatif alternent avec des regains de violence.

Le retour de la pression

En décembre dernier, alors que les pays européens sont impactés par de nombreux mouvements sociaux sur fond de mesures sanitaires mal acceptées, de hausse du prix des énergies ou de tensions liées au flux migratoire orchestré par la Biélorussie à la frontière polonaise, de nouvelles troupes russes sont venues se poster aux marches de l’Ukraine, au prétexte d’un exercice militaire. En réaction, les Américains ont communiqué sur la probabilité d’une invasion massive de l’Ukraine et avancé la date du 16 février. Si ce pronostique ne s’est pas réalisé, les mouvements de troupes russes ont ouvert la voie à une aggravation de la crise et, dernièrement, à la reconnaissance de l’indépendance des territoires séparatistes par le Kremlin, immédiatement suivie par l’annonce d’un déploiement des forces militaires russes afin de « maintenir la paix » et de « protéger les populations » de ces républiques.

Le retour d’un jeu dangereux

L’attitude de la Russie et sa récente démonstration de force évoquent un jeu d’échecs, malheureusement aussi dangereux que potentiellement mortel. En effet, la diplomatie russe alterne le chaud et le froid dans ses relations et échanges avec les gouvernements étrangers comme avec les populations, celles du Donbass notamment. Outre les pressions et la volonté manifeste de pousser les Occidentaux dans leurs retranchements tout en les divisant afin d’amoindrir leur capacité de réaction, la Russie a d’ores et déjà engagé des opérations cyber hostiles, aujourd’hui souvent qualifiées de guerre hybride. Si les attaques cyber axées sur l’Ukraine s’intensifient depuis les premiers jours de janvier 2022, on a également noté une recrudescence des formes multiples d’opérations de désinformation. Ont ainsi été massivement diffusées des fausses informations, plus ou moins grossières, des montages ou détournements d’images et une multiplication des trolls sur les publications des réseaux sociaux au profit de la ligne affichée par Moscou. En particulier, les propos tenus par le président Poutine, retransmis le 21 février, ont été largement diffusés sur Internet, en amont de son intervention, préparant ainsi l’opinion à l’annonce officielle de la décision présidentielle.
C’est d’ailleurs dans ce jeu d’influence que s’inscrit l’organisation largement médiatisée du rapatriement d’une partie de la population de Donetsk vers la Russie.  En outre, ce déplacement d’une population effrayée par la perspective d’une guerre permet de justifier le déploiement de « soldats de la paix » russes sur les territoires du Donbass. Enfin, ces populations, déjà contraintes d’organiser leur survie dans des territoires dévastés par 8 ans de guerre dont la gestion locale est fort aléatoire, vivent dans une bulle informationnelle difficilement pénétrable.

Le risque de glissement et protection des apparences

Le contexte actuel soulève plusieurs questions. En reconnaissant les RPD & RPL, la Russie écarte de facto les accords de MINSK II qui lui fournissaient un levier pour orienter la politique ukrainienne, notamment pour bloquer son adhésion à l’OTAN, objet d’une des premières exigences russes formulées à l’aube de cette crise. Aussi de quels moyens la Russie dispose-t-elle encore pour prendre la main sur le destin de l’Ukraine, ce pays dont le ministre des Affaires étrangères et le président Poutine nient toute souveraineté ? Le maintien de la paix sur un territoire de la taille du Donbass nécessite-t-il que le Kremlin décide d’un déploiement militaire d’une telle ampleur ? Enfin, qu’entend la Russie quand elle parle du territoire de RPD et de RPL ? S’agit-il de leur emprise territoriale actuelle ou de celle des Oblasts dans le découpage administratif antérieur à 2014 ? En effet, ce dernier, qui excède largement leur emprise actuelle, inclut une partie de la ligne de front et intègre des territoires actuellement tenus par l’armée ukrainienne. En effet, sans prétendre à occuper l’ensemble du territoire Ukrainien, la Russie pourrait avancer sur une partie du territoire afin d’accentuer la pression sur Kyiv et de fournir à Moscou un avantage décisif dans le processus diplomatique. Enfin la Russie prendrait-elle le risque de s’exposer à une nouvelle vague de sanctions uniquement pour arracher le Donbass à l’Ukraine, un territoire épuisé par 8 ans de conflit. Ainsi, il est permis de penser que la reconnaissance de la RPD et de la RPL n’est que le premier pas, certes significatif, d'une politique plus globale menée à un rythme soutenu qui se déploie et que les européens ne semblent pas pouvoir enrayer. Moscou conserve la possibilité de se prétendre ouvert à la négociation, d’en choisir les intervenants (ici Joe Biden) et surtout de disposer, le cas échéant, d’une porte de sortie raisonnable en cas de désescalade que beaucoup n’osent plus espérer.

Réactions européennes et des sociétés civiles

Si les déclarations qui se succèdent depuis quelques mois se sont accélérées depuis les dernières 24 heures, des prises de parole mal calibrées ou ne pouvant perte suivie d’actions pourraient susciter des difficultés, voire décrédibiliser les gouvernements. À ce titre, alors que le ministre des Affaires étrangères ukrainiennes Dmytro Kuleba appelle à des sanctions fortes à l’encontre de la Russie, les États-Unis annoncent une première vague de sanctions qui ne visent pas encore la Russie mais les seuls RPD & RPL dont l’état de l’économie et du tissu industriel dans est plus que restreint de fait l’incidence de ces mesures. A contrario, l’annonce allemande de couper NordStreamII est une réaction forte et attendue depuis longtemps par l’Ukraine.
Enfin, si le président Volodimir Zelenskyi et plusieurs personnalités ukrainiennes appellent à un soutien renforcé de leurs alliés, dont certains lui ont déjà livré du matériel militaire, les gouvernements occidentaux pourraient être fort peu enclins à s’engager dans un conflit militaire contre la Russie. En effet, si le coût économique et humain d’un engagement militaire était très élevé pour la Russie, les populations européennes ne seraient probablement pas prêtes à assumer de telles opérations et à soutenir un engagement armé de leurs pays respectifs.
 
A cet égard, on peut s’interroger sur la perception que la population russe aurait d’un éventuel engagement militaire massif de leur pays en Ukraine. Actuellement peu ou pas évoqué dans le débat actuel, ce sujet mérite d’être analysé en évitant les stéréotypes. Il reste que, qu’ils soient favorables au déclenchement d’une guerre ou qu’ils y soient hostiles, les logiques de survie et de protection de leur cellule familiale risquent de décourager les russes de prendre part à des manifestations et autres actions collectives susceptibles d’être sévèrement réprimées et d’emporter rapidement de lourdes conséquences individuelles. Néanmoins, au-delà de l’intérêt accordé par le Kremlin à l’Ukraine, les russes pourraient a minima s’étonner que leur gouvernement fasse beaucoup plus de cas de la population prorusse que des habitants de la Fédération de Russie.