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Que restera-t-il de la guerre en Ukraine ?







16 Mars 2022

Futur de l’Europe, fin de la guerre armée et de l’information, représailles… Enseignant et Docteur en Histoire contemporaine, Roland Lombardi nous éclaire sur le futur de la guerre en Ukraine. Spécialiste des relations internationales et des problématiques de géopolitique, il est l’auteur de « Sommes-nous arrivée à la fin de l’histoire ? » et de « Poutine d’Arabie » parus chez VA Éditions.


Au-delà de la guerre armée sur le territoire ukrainien, Poutine mène une guerre de l’information. L’une peut-elle être gagnée sans l’autre ?

De toute évidence, Poutine a déjà perdu la guerre de l’information, du moins en Occident. Les GAFAM ont proscrit tous les médias russes sur leurs plateformes et il est à présent très compliqué d’avoir d’autres sources d’information que celles des médias mainstream, très orientés et clairement hostiles à la Russie.   

Au-delà des sanctions économiques maximales et symboliques, l’émotion, le sensationnalisme, l’affolement général et la mobilisation générale antirusse mais surtout la formidable et efficace propagande atlantiste qui s’est mis en branle, ont fait que La Russie est devenue à présent un État paria et est désormais au ban des nations. On assiste même dans les opinions publiques occidentales au développement sans précédent d’une forme inquiétante de russophobie.

Ainsi, dans cette guerre psychologique de la désinformation, qui tourne à l’avantage de l’Occident, il est alors très difficile d’émettre ou de lire une analyse neutre ou objective sur le conflit en Ukraine.

Pour autant, en tant qu’analyste froid, il faut parvenir à se détacher de l’hystérie et de l’émotion collective et ne pas sous-estimer les Russes. Poutine et ses généraux sont des gens rationnels et pragmatiques, qui savent ce qu’ils font. Il ne faut pas oublier que les Russes sont des joueurs d’échecs et donc, en tant que tels, leurs extraordinaires capacités d’adaptation face aux obstacles et également leurs aptitudes à réactualiser en permanente leurs plans en fonction des circonstances.

Sur le terrain, il est fort probable, qu’à terme, même si le temps joue contre lui et que son plan ne se déroule pas comme prévu du fait de la résistance ukrainienne inattendue, Poutine parviendra sûrement à atteindre une grande partie de ses objectifs. Le siège de Kiev et le soi-disant « enlisement » russe dans le nord-ouest, ne sont peut-être que des pauses et des diversions tactiques. Dans l’est (l’Ukraine utile et plutôt russophile), l’armée russe progresse rapidement (toutes les cartes occidentales dans les médias sont fausses ou incomplètes). Une fois installés sur le pourtour de la mer Noire et de la mer d’Azov et coupant ainsi l’Ukraine de sa façade maritime, les négociations en cours avec les Ukrainiens feront que, d’ici la fin du mois de mars (c’est impératif pour les Russes) et sauf dérapage, le pays connaîtra surement une partition. A l’est du Dniepr et au sud, grosso modo à l’est d’une ligne sud-ouest/nord-ouest, d’Odessa à Kharkov, là où les populations sont majoritairement les plus russophiles et russophones, « l’Ukraine utile » sera sous influence de Moscou, quelle que soit la forme qu’elle prendra. A l’ouest, il y aura un état-croupion, tourné vers l’Occident mais avec des infrastructures et une armée totalement détruite, et une économie exsangue, forcé de demander sa neutralité et de renoncer à son adhésion à l’UE et à l’OTAN. Surtout, que les Russes, l’ont démontré dans leurs conflits récents (Tchétchénie, Syrie…), après avoir usé de la force brute, ils savent aussi, grâce à l’efficacité de leur diplomatie, « gagner la paix » …

Considérant la dépendance européenne et surtout française au gaz russe, jusqu’où allons-nous pouvoir nous opposer à la Russie ? Tous les États prenant position contre cette guerre vont-ils pouvoir assumer des possibles sanctions russes ?

On l’a déjà vu ailleurs, et Poutine s’y était préparé (mais sans peut-être, il est vrai, une telle intensité), les sanctions internationales ne font en général que renforcer les régimes politiques qui en sont la cible et les forcent au contraire à innover et diversifier leur économie. Certes, ces sanctions maximales vont faire très mal à la Russie qui avait déjà mis en place un certain nombre de protections pour son système bancaire et qui détient d'importantes ressources naturelles ainsi que des réserves financières conséquentes (en or notamment). Moscou est par ailleurs en train de se tourner de plus en plus vers la Chine. Ce qui va renforcer l’axe anti-occidental, avec néanmoins le risque pour les Russes d’une certaine forme de « vassalisation » au profit de l’adversaire historique chinois. Quoi qu’il en soit, les Russes s’en remettront. L’Europe, non ! Car l’Union européenne, en s’alignant aveuglément sur la ligne américaine et au mépris de ses propres intérêts, se tire une balle dans les deux pieds et va perdre sur toute la ligne. Alors qu’elle ne s’est pas encore remise de la pandémie et de ses répercussions économiques désastreuses, l’Europe va être à présent frappée par une crise énergétique et économique durable. Aujourd’hui les bourses occidentales dévissent et le prix du gaz, du pétrole et des céréales explosent. Avec cette rupture stratégique avec la Russie, l’UE perd d’abord l’un de ses principaux partenaires commerciaux car elle va inévitablement subir les représailles commerciales russes qui auront également, comme le rappelle le FMI, de graves conséquences sur l’économie internationale et surtout occidentale…

Avant qu’il ne soit trop tard, pouvons-nous imaginer un soulèvement en Russie qui fera tomber le président Poutine ?

Je ne le crois absolument pas. Cette assertion d’« experts », sur la supposée chute prochaine de Poutine, et que l’on entend de plus en plus dans les médias, fait partie de la guerre psychologique et de désinformation en cours. Elle relève surtout d’un « mantra » ou de la méthode Coué ! Or, on ne fait pas une observation sérieuse avec ce genre de considérations. Comme avec la fameuse « folie » ou « démence » du maître du Kremlin. Certes, comme nous le rappellent les deux grands historiens français du XXe siècle, à savoir Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle, dans le chapitre 9, intitulé "La Personnalité de l'homme d'État" de leur célèbre Introduction à l'histoire des relations internationales, l’étude du « tempérament » et du « caractère » d’un homme d’État, est importante pour comprendre les affaires du monde. Pour autant, réduire les intentions d’un dirigeant à sa seule dimension psychologique est une grave erreur et s’inscrit souvent et d’avantage dans une démarche partisane. Comme régulièrement, pour noyer son chien on dit qu’il a la rage. Ici en l’occurrence, le « Poutine-bashing » ne fera jamais une bonne analyse. Et effectivement, on entend beaucoup de bêtises quant aux motivations du président russe. De soi-disant « spécialistes » nous expliquent à l’envi que Poutine n’était qu’un piètre officier du KGB, surestimé et secondaire ou qu’il est à présent malade, seul et fou. Dans la réalité, Poutine est un ancien colonel du KGB qui a été principalement en poste en RDA, dans le cœur même du réacteur nucléaire de la Guerre froide ! Moscou n’y envoyait pas des « incompétents » ou des « pistonnés » (comme certains qualifient le jeune agent Poutine). Surtout que l’ancien « petit voyou de St Pétersbourg », le jeune officier des renseignements soviétiques, était chargé, entre autres, justement, de la guerre psychologique, de la manipulation et du « retournement » des agents étrangers ou des agents doubles !  C’est pourquoi, je souhaite bien du courage à nos pseudos profiler des plateaux TV pour cerner la vraie personnalité de Vladimir Poutine !
Quoi qu’il en soit, comme je l’explique dans mes deux derniers livres (Poutine d’Arabie et Sommes-nous à la fin de l’histoire, VA Éditions), le président russe a été très bien formé par son agence aux affaires du monde. Depuis plus de 20 ans, il est à la tête de la Russie dont il a méthodiquement redressé l’économie et surtout redonné toute sa puissance et son influence sur l’échiquier internationale. Les Russes ne l’oublient pas… Certes, c’est un autocrate, qui a verrouillé avec force et habilité le pouvoir et tient son pays d’une main de fer. Poutine s'entoure depuis longtemps d'un groupe d'oligarques et de conseillers plus ou moins proches : plus d'une centaine de personnes qui concentrent environ 30 % des richesses accumulées en Russie et occupent des postes clés. Depuis la guerre en Ukraine, il a structuré son pouvoir au sein du Conseil de sécurité, véritable Politburo moderne. Dans ce sens, il peut s'appuyer sur des réseaux dont la fidélité est éprouvée et notamment sur le « clan de Saint-Pétersbourg », hommes puissants et influents qui ont accompagné sa carrière. La plupart doivent leurs richesses et leur pouvoir à Poutine et sont étroitement surveillées par les services spéciaux. Même si les oligarques sont très fortement touchés par les récentes sanctions occidentales, rares sont ceux qui ont pris leurs distances avec le clan Poutine depuis le début de l'invasion de l'Ukraine.

Poutine est surtout l’archétype du chef d’État retors, stratège… et imprévisible ! Un réaliste, un véritable « monstre froid » qui sait ce qu’il fait. Il faudra se lever de bonne heure pour l’éjecter du Kremlin et assister à une « révolution de palais » ou un coup d’État. Alors oui, il est sûrement paranoïaque. Mais c’est un trait de caractère et un invariant historique de la mentalité russe dont l’Empire a plusieurs fois été attaqué par le passé, qu’il partage avec son peuple. Surtout depuis ces dernières semaines où les réactions hystériques et les sanctions inconséquentes occidentales n’ont fait que confirmer aux Russes que l’OTAN et l’Occident étaient bel et bien le principal danger existentiel pour eux (sentiment qui est habilement entretenu par la propagande du Kremlin). Ainsi, même si la guerre en Ukraine est aussi perçue par beaucoup de Russes comme une guerre fratricide entre Slaves, il n’en reste pas moins que, au contraire de ce que certains veulent nous faire croire, la grande majorité de la population russe soutient encore leur Tsar !

Cette guerre inaugure-t-elle une nouvelle relation forte et pérenne entre les États de l’Union européenne ?

C’est vrai que face à l’agression de l’Ukraine par la Russie, les dirigeants européens ont fait preuve d’une étonnante unité et d’une grande fermeté quant à leur politique de sanctions contre Moscou. C’est d’ailleurs dans cette affaire, l’une des principales erreurs des Russes que d’avoir sous-estimer cette réaction.

Pour autant, au-delà des terribles répercussions économiques des sanctions maximales que j’ai évoquées précédemment – et qui pour certains membres de l’UE sont déjà un problème et leur font surtout réaliser que leur précipitation n’a peut-être pas été la meilleure réaction –, cette crise ne changera fondamentalement rien aux relations et à la pérennité des relations au sein de l’Europe. Bien au contraire…

Lors du récent Sommet de Versailles (prévu de longue date), l’Union européenne a une nouvelle fois affiché sa cohésion et sa détermination à pénaliser la Russie. Or, il ne faut pas se leurrer. La fameuse « souveraineté européenne » évoquée dans les discussions et les déclarations officielles, n’est qu’une lubie française. Les autres membres, en leur for intérieur, n’y croient pas. Et ne la veulent même pas et préfèrent rester sous la protection de la puissance américaine ! 

Pour preuve, alors que l’Allemagne avait décidé, ces derniers jours, d’augmenter son budget de défense, Berlin vient de privilégier son allié américain à ses voisins européens en annonçant, quelques heures après le sommet de Versailles, que le gouvernement allemand choisirait de miser essentiellement sur les F-35 furtifs de l’armée américaine, dont 35 exemplaires seront commandés par la Bundeswehr !

Au final, ce sont les États-Unis qui sont les grands gagnants, à court terme, de ce conflit ukrainien. Les Américains sont en effet parvenus à séparer pour longtemps les Européens des Russes, réactiver l’OTAN, tout en intensifiant la vente de leur armement et leur gaz de schiste à l’Europe, et leur domination sur le Vieux continent !