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Jean-Paul Bailly face aux nouveaux modes de vie







30 Octobre 2013

Les vifs remous médiatiques, mais surtout sociaux, provoqués par les récentes fermetures forcées le dimanche de plusieurs magasins, ont obligé le gouvernement à s’impliquer dans le débat. Premier pas de cette démarche, une mission confiée à Jean-Paul Bailly, chargé de rédiger un rapport d’ici fin novembre sur l’épineuse question du travail dominical. Il devra lever des problématiques liées à l’économie et à l’emploi, mais aussi à l’évolution de notre société et de nos modes de vie.


Une règlementation d’un autre siècle, qui n’a eu de cesse de se complexifier

Jean-Paul Bailly - Crédit photo : La Poste
Jean-Paul Bailly - Crédit photo : La Poste
La loi régissant actuellement le principe du repos dominical date de 1906, à une époque où les modes de travail et de consommation n’avaient pas grand-chose à voir avec ce qu’ils sont devenus aujourd’hui. « Le repos hebdomadaire doit être donné le dimanche », proclame le texte. Pourtant, déjà à l’époque, de nombreuses exceptions existent (hôpitaux, restaurants, commerces alimentaires ou encore… magasins de jardinage). Un système de dérogation vient brouiller encore la règle générale, lorsqu’une loi de 2009, dite loi Maillé, consacre l’existence de PUCE (périmètres d'usage de consommation exceptionnel), zones où l’ouverture des commerces le dimanche est désormais autorisée. Complexité supplémentaire, la possibilité pour les préfets de prendre des arrêtés préfectoraux sur l’autorisation et l’interdiction d’ouvrir le dimanche. Ainsi, parfois entre deux départements frontaliers des préfets prennent des décisions totalement contradictoires ou du moins ressenties comme telles par une population qui ne raisonne pas sous le prisme abstrait des logiques administratives ! Conséquence : des « inégalités de traitement peu compréhensibles entre salariés », pointées du doigt dans la lettre de mission confiée à Jean-Paul Bailly.
 
Aujourd’hui chacun s’accorde sur le fait qu’il faut remettre à plat l’injuste législation concernant le travail dominical. Et Jean-Paul Bailly ne pourra pas négliger dans son rapport les « enjeux […] sociaux et sociétaux », et la question des « modes de vie », qui, autant que les problématiques économiques, ont leur place dans le débat. Il lui faudra donc se mettre à l’écoute des salariés et des consommateurs.

Les salariés défendent le travail dominical : un signe sociétal qu’on ne peut pas ignorer

Quand la loi de 1906 est passée, salariés et syndicats se battaient côte à côte pour défendre la question du repos hebdomadaire. Mais aujourd’hui, les salariés se battent contre les décisions de justice, et même contre les syndicats pourtant censés les représenter, afin de défendre leur droit à travailler le dimanche. C’est un état de fait qu’on ne peut ignorer…
 
Pour beaucoup, le travail du dimanche est motivé par des raisons économiques : les salaires sont généralement majorés le dimanche. « Comme d’autres, je travaille le dimanche pour améliorer mon quotidien », déclare Gérald Fillon, salarié de Leroy-Merlin et porte-parole du collectif des « Bricoleurs du dimanche ». Un « plus » financier dont beaucoup affirment qu’ils auraient du mal à se passer… Plus grave, ces fermetures menacent aussi les emplois. Le Carrefour City de la gare Saint-Lazare, récemment frappé d’une interdiction d’ouverture le soir et le dimanche, risque ainsi la perte de 9 emplois sur 33. Le désarroi des salariés est vif, surtout quand ils assistent aussi à de flagrantes ruptures d’égalité : dans une gare leur supérette doit fermer, dans un aéroport elle aurait le droit d’ouvrir !
 
La population étudiante est elle aussi très concernée par le travail dominical : elle représente le septième des salariés du dimanche. « C’est une pratique très plébiscitée par les étudiants. Les horaires sont compatibles, la majoration est souvent au moins double, ils ont un bon rendement et ça perturbe moins leur année scolaire », plaide Olivier Vial, le président de l’UNI, un syndicat étudiant de droite. A l’UNEF on explique que les étudiants ne devraient pas travailler pendant leurs études et que la solution passe par l’attribution d’une allocation. Au delà, du débat gauche droite de nombreux étudiants peuvent faire face à des difficultés financières concrètes en travaillant le dimanche. Dans les colonnes de Libération un étudiant salarié de Leroy Merlin témoigne  : « Nous sommes de nombreux étudiants à travailler ce jour-là. Parmi les salariés qui travaillent en semaine, beaucoup voudraient aussi travailler le dimanche et ne le peuvent pas par manque de place. » Il en vient même à demander  « qu'il y ait une priorité pour engager des étudiants le dimanche. Qu'un père ou une mère de famille refuse, d'accord, mais si quelqu'un est volontaire, pourquoi lui refuser ce droit ? »
 
Enfin, y compris pour certains modèles familiaux « traditionnels », le travail dominical peut être un choix de vie : dans le reportage diffusé début octobre dans Capital, on voit une mère de famille expliquer que grâce à ce choix, elle peut éviter d’importants frais de garde pour sa fille avec qui elle passe plus de temps en semaine… Et d’ajouter que dans le magasin de bricolage où elle travaille, il faut organiser des roulements car trop de salariés sont volontaires pour le dimanche ! Par ailleurs, comment ignorer que 30% des salariés (soit 6.5 millions de personnes, auxquels il faut ajouter 2 millions de non-salariés) travaillent déjà le dimanche ? Ils souhaiteraient probablement pour certains, que leurs conjoints, s’ils peuvent y prétendre, puissent faire aussi le choix du travail du dimanche, de façon occasionnelle ou régulière, pour des raisons économiques… ou simplement organisationnelles.

Qu’en pense la société ?

Comme en miroir à ses salariés qui défendent leur droit au travail, la société dans son ensemble a beaucoup évolué aussi sur la question du travail dominical. 69% des français sont ainsi favorables à l’ouverture des magasins le dimanche, et ils sont même 63% à affirmer qu’ils accepteraient de travailler le dimanche si une contrepartie (salaire ou repos compensateur) était proposée.
 
En outre le point de vue du citoyen-consommateur ne peut pas être ignoré non plus : les rythmes de travail, sociaux et familiaux ont changé, c’est indéniable. Mais les rythmes de consommation aussi. N’est-il pas dangereux de s’attacher trop fermement aux fermetures dominicales, quand le e-commerce –avec ses sites pas forcément français-, désormais parfaitement intégré à nos habitudes de consommation, propose ses boutiques ouvertes en permanence ? Peut-on ignorer, ou fustiger, les 3500 clients du dimanche – entre autres exemples – du Leroy-Merlin d’Ivry-sur-Seine ? Un point essentiel souvent peu évoqué c’est que les bouleversements technologiques ont eu un impact sur les comportements. Aujourd’hui on consomme 24h/24 : vous avez besoin d’un film à 2h du matin vous pouvez par la vidéo à la demande et vous pouvez acheter un livre sur Amazon ou faire vos courses sur Auchan Direct. Multiplier les interdictions pour les commerces physiques se traduit par un report sans cesse croissant vers le e-commerce moins créateur d’emploi et destructeur du lien social. Un sociologue de Science Po Paris dans un article soulignait cette concurrence technologique. Olivier Passet de Xerfi démontrait même dans une vidéo, très documentée, que le combat contre le travail du dimanche est un combat d’arrière garde. Selon lui, on ne va pas contre la marée : la survie du commerce physique passe par une adaptation de celui-ci en proposant des plages horaires plus larges et l’extension de son offre à des services.

L’impératif : défendre les libertés…

Aujourd’hui, nombre de salariés considèrent que le travail du dimanche est une liberté, dont le volontariat reste le maître-mot. « On ne dit pas que toute la France doit se lever le dimanche pour aller travailler. Mais on doit pouvoir le faire si on le souhaite », affirme Gérald Fillon. Des propos que certains soupçonnent d’être instrumentalisés par le patronat. Or il est difficile de douter de la réelle volonté de ces salariés quand on observe leurs actions…
 
Ainsi les salariés du Carrefour City parisien de la gare Saint-Lazare à Paris vont intenter un recours contre la décision de justice les obligeant à fermer le soir et le dimanche. Une action à l’initiative des salariés, et à laquelle le gérant n’est même pas associé. 101 salariés de Sephora ont quant à eux attaqué en justice les syndicats qui ont obtenu l’obligation de fermeture. Des syndicats qui ne comptaient aucun représentant parmi les salariés du magasin… Au Leroy-Merlin d’Ivry-sur-Seine, ce sont les salariés qui recueillaient fin septembre les signatures de leurs clients pour leur pétition de soutien. L’une des employées déclaraient au JDD au sujet des syndicats : « qu’on choisisse pour nous, ça me révolte ».

… en protégeant les droits fondamentaux

Jean-Paul Bailly constatera à coup sûr que la famille et la société d’aujourd’hui ne sont plus celles du siècle dernier. Les souhaits des salariés non plus ne sont plus ceux d’il y a 100 ans. Ils ne peuvent pas comprendre qu’on détruise leurs emplois. D’autant qu’on peut tout à fait rendre cohérente la législation sur le travail dominical dans le respect de nos modes de vie et des aspirations des salariés. Et l’on peut aussi préserver notre économie et nos emplois, tout comme les acquis sociaux. Car garantir que le travail dominical est équitablement encadré, éventuellement limité – de façon homogène - à certains secteurs géographiques et d’activité, réellement réalisé sur la base du volontariat, et dans des conditions privilégiées pour ces volontaires, est sans doute, à l’heure actuelle, la véritable préoccupations des travailleurs et des citoyens. Et c’est ce que les syndicats, comme le gouvernement, devraient avant tout s’attacher à défendre.