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Rencontre avec Sandrine Julien : femme, co-pilote, et chef d’entreprise







28 Mars 2014

Le Rallye Aïcha des Gazelles est une épreuve un peu particulière dans le monde du sport automobile. Ce rallye-raid réservé aux femmes consiste en une épreuve d’orientation dans les zones désertiques du Maroc, le tout à l’aide d’une simple boussole. NLTO est parti à la rencontre de l’une de ses compétitrices en 2013, Sandrine Julien, co-gérante au quotidien du cabinet de conseil en fiscalité locale EIF.


En 2013, vous avez couru le Rallye Aïcha des Gazelles en co-pilote. Or les sports mécaniques sont un univers encore très masculin. Quant au sens de l’orientation des femmes, vous savez ce qu’en pensent les hommes… Que leur répondez-vous ?


Sandrine Julien : Une chose très simple : cela fait 24 ans que l’épreuve existe, et malgré leurs efforts les organisateurs  ne sont pas parvenus à mettre en place un prototype masculin de cette épreuve. D’après ce que je sais, l’épreuve déplaît aux coureurs hommes. Ce type de rallye nécessite beaucoup de patience et de persévérance. Faute de pouvoir réunir un nombre suffisant de candidats présentant ces qualités, cette épreuve d’orientation pure n’a donc encore jamais été transposée à la compétition masculine.

Les hommes préfèrent manifestement les épreuves de vitesse. Mais le Rallye Aïcha des Gazelles est une épreuve de stratégie, qui requiert des arrêts fréquents pour vérifier son cap, et où chaque kilomètre économisé sur le trajet peut vous faire gagner plusieurs places dans le classement. Il s’agit de tracer une route optimale à l’aide d’une carte et d’une instrumentation rudimentaire. Cette épreuve contredit plus d’un cliché à l’égard de la gent féminine. Et j’invite tous ceux qui en doutent encore à s’intéresser un peu à ce rallye, et à en découvrir toute la singularité technique.

Vous êtes une femme élégante. Quelle satisfaction avez-vous retirée de cet enfer de sable, de sueur et de cambouis ?

La première chose qui me vient à l’esprit est d’abord la satisfaction du dépassement de soi. Ma coéquipière et moi-même ne sommes pas des coureuses professionnelles, mais nous avons tout de même pris la compétition au sérieux. Quand on est dans cet état d’esprit, la seule chose qui compte est d’aller au bout de l’épreuve, et de surmonter chaque difficulté sans perdre de vue cet objectif. Tout ce qui sort de ces considérations est secondaire. Cela inclut bien évidemment l’apparence ; dès lors qu’on est vraiment pris dans la course, on ne vit que pour la course, sans artifice, mais en restant toujours féminine !

Apprend-on beaucoup sur soi-même dans de telles circonstances ?

Quand on traverse ce type d’épreuve, on a de vraies révélations sur sa propre personne en effet. On ne se pense pas toujours capable de certaines choses avant d’être confronté à des situations difficiles où l’on se découvre des ressources insoupçonnées. Obtenir une place honorable dans le classement nous a donc procuré un vrai sentiment de fierté à toutes les deux, car cela a été le résultat de tous ces efforts, et de ces petites révolutions personnelles que l’on a traversées chaque jour de la course.

Le Rallye des Gazelles est certes l’expérience même du dépassement de soi. Mais c’est aussi une véritable retraite, débarrassée du superflu du quotidien de la vie urbaine. Pendant deux à trois semaines, vous êtes coupé du monde, vous dormez dans une tente, et vous devez composer avec les éléments dans toutes les actions importantes de vos journées. On expérimente un rythme de vie complètement différent. Cela fait beaucoup de bien, et l’on en revient généralement beaucoup plus serein.

Comment vit-on le « rapport à l’autre » pendant la course ? Vous avez passé beaucoup de temps aux côtés de votre coéquipière. L’enjeu compétitif n’est-il pas, parfois, source de frictions ?

Au contraire, j’ai été très heureuse de constater que l’équipe que je formais avec ma partenaire avait fonctionné. Notre entente et notre stratégie se sont avérées suffisamment solides pour nous permettre de franchir la ligne d’arrivée. C’est un moment fort dans une amitié. C’était aussi particulièrement important pour moi, car je me suis beaucoup plus occupé du tracé de notre parcours que je n’ai tenu le volant. Je suis plus navigatrice que pilote, cela ne fait aucun doute !

Comment décririez-vous ce rôle du co-pilote, pour l’avoir incarné dans ces conditions si difficiles ?

Dans une course d’orientation comme le Rallye des Gazelles, on parle de navigatrice plutôt que de co-pilote. Ce rôle ne se résume pas à donner des indications et à suivre un itinéraire, puisqu’il lui revient aussi de concevoir cet itinéraire au fil de la course. La pilote, elle, gère la vitesse du véhicule et la manœuvre. C’est elle qui a véritablement le nez dans le guidon. Dans les faits, les membres de l’équipe échangent très fréquemment leurs postes, bâtissent ensemble leur stratégie, et se complètent constamment. Quand l’une baisse un peu de régime par exemple, l’autre compense et inversement.

Mais même si la pilote et la navigatrice sont interchangeables, leurs rôles respectifs restent distincts et complémentaires. L’un relève de la performance, l’autre de la vision stratégique. Ma coéquipière et moi-même avons deux profils totalement différents. Elle est une fonceuse ; sa place de pilote était donc toute trouvée. Quant à moi, je suis d’une nature plus réflexive et patiente. J’étais donc le plus souvent à la navigation.

Êtes-vous une navigatrice plutôt directive ou consensuelle ?

Je suis quelqu’un de consensuel. C’est, à mon sens, une qualité utile quand il s’agit de travailler en équipe comme c’est le cas sur une épreuve sportive de ce type. C’est d’ailleurs aussi le cas de ma coéquipière, même si elle est de tempérament fonceuse. J’imagine que cela a favorisé notre complémentarité tout au long de l’épreuve.

Vos réponses laissent transparaître de nombreuses analogies entre la compétition sportive et le monde de l’entreprise.

C’est parce que ces deux mondes se ressemblent beaucoup. La compétition, qu’elle soit sportive ou entrepreneuriale, suppose systématiquement des obstacles et des difficultés. En tant que femme, il arrive qu’il faille redoubler d’énergie pour faire sa place et se faire entendre dans ces deux contextes. C’est quelque chose que je ne pensais jamais avoir à dire, mais j’ai découvert qu’il y avait effectivement des préjugés que l’on retrouve tant dans l’environnement de l’entreprise que dans celui du sport.

Surmonter les défis sportifs ou entrepreneuriaux s’apparente aussi fréquemment à une aventure collective. Il n’y a pas de réussite individuelle. Dans tous les sports, même les sports individuels, on retrouve des équipes de personnes qui soutiennent les efforts du sportif. De la même façon qu’une entreprise n’est jamais la réussite d’une seule personne, mais celle d’un ensemble de personnes qui œuvrent dans un but commun.

Le sport comme la gestion d’entreprise supposent enfin une vision à moyen-long terme. Dans les deux cas, la performance passe paradoxalement par cette capacité à se détacher du présent, à sortir le nez du guidon pour prendre de la hauteur de vue. C’est d’autant plus vrai concernant le Rallye des Gazelles puisque l’épreuve prend la forme d’une course d’orientation, et qu’elle fait de ce travail de réflexion une partie intégrante du geste sportif.

Dans la vie de tous les jours, vous êtes co-dirigeante d’un cabinet de conseil en fiscalité locale, aux côtés d’un homme. Concrètement, comment fonctionne ce tandem-ci ?

Notre mode de fonctionnement a toujours explicitement reposé sur l’échange et l’écoute. Nous prenons toutes nos décisions à deux. Si l’un n’est pas d’accord avec une proposition, l’autre doit le convaincre. S’il y parvient, la décision est prise et assumée collectivement dans le succès comme dans l’échec. « Je t’avais dit que ça ne marcherait pas » n’est pas une phrase que l’on s’autorise à employer au premier degré au bureau. Cette règle nous a permis de construire une relation de complémentarité durable.

Pour le reste, ce tandem fonctionne de manière assez similaire à celui que je forme avec ma coéquipière de rallye. Dans les deux cas, nous formons un duo très complémentaire. Mon associé est également un fonceur, et j’ai toujours été assez pragmatique. Il m’arrive donc parfois de tempérer ses ambitions, de replacer le curseur de façon à fixer des objectifs atteignables. Mais quand nous avons décidé d’entreprendre ensemble, nous avions également conscience d’avoir des personnalités et des compétences complémentaires. Nous pressentions que nous pouvions être plus efficaces à deux. Cette intuition s’est avérée juste.

Le pragmatisme est une qualité qu’on attribue généralement aux hommes, tandis que l’intuition serait la botte secrète des femmes. En tant que co-pilote, vous brisez donc un consensus établi !

Si tant est que l’on puisse parler de consensus à ce sujet ! Pour en revenir à l’entreprise, ces rôles sont inversés dans ma relation de travail avec mon associé. Il a toujours incarné plus que moi cette intuition pour les affaires depuis que je travaille avec lui. C’est un preneur de risque. Moi, je gère ces risques en le guidant entre différentes initiatives, le confortant dans ses choix, lui servant de caution. Je pense que beaucoup de femmes endossent ce rôle modérateur. Les femmes sont bien plus ancrées dans la réalité que les hommes. C’est du moins ce que mon expérience m’a laissé voir jusqu’à présent.

Pour ma part, je me considère simplement comme quelqu’un de réaliste, même si les gens me trouvent parfois pessimiste. Les personnalités sont ce qu’elles sont. Les clichés comportent souvent une part de vérité, mais ils sont de bien mauvais outils pour saisir les individus dans toute leur complexité. Je suis peut-être mesurée et très concrète dans le cadre de ma vie professionnelle, mais je me laisse plus volontiers aller à la prise de risque dès lors que cela relève de la vie personnelle… en décidant de partir en rallye par exemple !

Vous êtes maman de 2 garçons de 8 et 12 ans. Pensez-vous que ces expériences de femme-entrepreneur et de compétitrice vous amènent à leur transmettre, indirectement –voire inconsciemment-, certaines valeurs ?

C’est certain. Mais cette transmission de valeur n’est ni indirecte, ni inconsciente ; elle est bel et bien voulue et mûrement réfléchie. Le sens des réalités, le sens du travail, de la persévérance, et de la réussite par l’effort sont des choses qu’il me tient à cœur de leur transmettre. Le respect de la femme également ; je veux leur montrer que la place de la femme n’est pas toujours là où on veut la mettre. Cela me paraît d’autant plus important qu’ils sont deux garçons. Ils ont certes la chance de grandir dans un environnement privilégié. Mais je pense que cela n’enlève rien à la nécessité de leur enseigner cela, de les amener à réfléchir à ces sujets, en discutant avec eux, en cautionnant ou en ne cautionnant pas certains comportements.

D’autres projets sportifs ou entrepreneuriaux en perspective ?

Je repars pour un nouveau Rallye des Gazelles en 2015. Mon équipe ne participera pas cette année, car chaque course réclame beaucoup de préparation et s’avère très éprouvante. Mais d’ici un an, nous serons prêts pour une nouvelle aventure. Quant à la vie professionnelle, je souhaite bien évidemment que l’équipe que je forme avec mon associé et l’ensemble de nos collaborateurs du cabinet continue sur sa lancée. La vie professionnelle présente de nombreux risques mais aussi de belles opportunités. Avec ces expériences riches de sens je sais que je saurai trouver le bon cap !