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Comment lira-t-on, demain ?







17 Avril 2013

Le cerveau est un instrument mystérieux dont on constate, de fait, une richesse et une souplesse encore difficiles à expliquer scientifiquement. Langage, lecture, écriture... le cerveau évolue, se modifie, même. L'utilisation massive des nouvelles technologies a, petit à petit, infléchi notre rapport à la mémorisation et à la recherche d'informations. En bien ou en mal, l'avenir nous le dira. Ces modifications, en plus d'intriguer les chercheurs, demandent aux professionnels de la connaissance de s'adapter, eux aussi!


Cerveau et nouvelles technologies : une évolution ?

Comment lira-t-on, demain ?
L'écriture est, à l'échelle de l'humanité, considérée comme un phénomène récent. Datant d'environ 5000 ans, elle est trop fraîche pour avoir offert au cerveau la possibilité de constituer des réseaux neuronaux spécifiques à son abord. L'apprentissage de l'écriture s'effectue donc grâce à un subtil système de recyclage neuronal, un genre d'associations d'idées, de symboles et d'images destinés à faciliter la mémorisation des lettres puis des mots. L'être humain, grâce à la ressource de son cerveau, peut donc apprendre à lire sans bénéficier d'un système neuronal dédié à cette tâche. Autre fonction, elle aussi indissociable dans la compréhension et l'apprentissage d'une langue : la mémorisation. Technique dont les chercheurs en cognition et les linguistes sont parvenus à décoder les mécanismes et les niveaux de mémoire de manière assez précise.
 
Aujourd'hui, ces deux aspects de l'évolution humaine se voient mis à mal par une autre "évolution" : la technologie. En 5000 ans, le cerveau humain n'a pas encore développé de circuits propres à la lecture. En quelques années, il est capable de s'adapter à l'arrivée d'un nouveau système de mémorisation des données et de lecture, mais sous quelle forme ? Des études récentes montrent qu'on ne mémorise plus l'information elle-même, mais la manière de la trouver et l'emplacement où on l'a stockée. Google remplace la bibliothèque et le disque dur, les cahiers de notes. Non seulement le cerveau humain s'est modifié en quelques dizaines d'années sur la façon de traiter une information, mais il a également modifié son fonctionnement intrinsèque depuis l'arrivée des nouvelles technologies.
 
Les 15-25 ans, nés avec internet, font preuve d'un meilleur esprit de synthèse, de plus de rapidité dans le traitement des données. L'habitude de la lecture fragmentée, au détriment de la lecture linéaire, favorise le multitâche, l'assimilation et la gestion immédiate d'une information destinée à être partagée avec le plus grand nombre. Internet, réseaux sociaux et Smartphones, devenus objets de consommation quotidienne (voire permanente), ont modifié jusqu'au rapport à l'extérieur. Qu'imaginer des générations à venir, quand on conçoit des applications et des e-books pour les enfants ? En dehors de toute considération cognitive ou idéologique, se pose, en amont, la question de l'édition. Qui dit lecture dit livres, et édition. Les professionnels se doivent de trouver des adaptations concrètes à cette évolution, sans pour autant être persuadés qu'elle sera immuable. 

Du papier au numérique: les nouveaux paysages de l'édition

Toute tendance sociétale affecte les sphères professionnelles qui lui sont liées. Dans le domaine alimentaire, l'émergence et la consolidation de l'agriculture biologique amène les agriculteurs à opter pour ce mode de culture, la volonté de se tourner vers des énergies "propres" conduit les fabricants automobiles à repenser leur production en intégrant des moteurs hybrides... Les exemples sont nombreux et touchent tous les domaines. Souvent, c'est bien du consommateur que part une tendance ou une nouveauté. Le domaine de l'édition ne fait pas exception à la règle. En ce qui concerne la presse numérique, de plus en plus présente sur les tablettes et sur internet, les développeurs de logiciels comme Adobe ont amélioré le confort de lecture des magazines, jusqu'à totalement réinventer la gestion même de la lecture. Nouvelles fonctionnalités, nouveaux mouvements, système de déroulement de l'image ou du texte... Les logiciels, conçus pour faciliter la vie des informaticiens, proposent également aux lecteurs une nouvelle manière d'aborder la lecture de la presse numérique (donc l'action lecture elle-même).
 
L'édition n'est pas en reste, mais avec une double problématique. D'une part, il s'agissait, pour les éditeurs, d'anticiper l'avènement de la lecture numérique puis de répondre à la demande qu'elle allait engendrer, et d'autre part, il leur incombe de ne pas décevoir les - nombreux - inconditionnels du livre papier. Avec FNAC et Sony, Hachette a fait partie des premiers à anticiper l'arrivée des e-books en France, réputée toujours en retard sur les Etats-Unis, où les ventes sont bien plus importantes, avec plus de 10% de parts de marché. Notons qu'aux Etats-Unis, le livre numérique a tendance à remplacer le livre de poche, par exemple. En France, les e-books gagnent du galon, mais essentiellement grâce aux gros best-sellers. On constate en ce domaine une certaine similitude entre les ventes de livre papier et les ventes numériques. Chez La Martinière, ce sont les polars et la science-fiction qui arrivent en tête des ventes, et chez Gallimard, on compte sur le très populaire Folio pour permettre au groupe de se faire une place conséquente.
 
Un éditeur se voit donc aux prises avec une nouvelle définition de son métier.  Car en plus d'éditer des auteurs, il doit anticiper les tendances ou leur extinction, tout en accompagnant un processus de changement indépendant de sa volonté. En effet, en plus d'affecter notre rapport à la lecture, l'apparition du livre numérique revêt aussi des enjeux d'ordre social. C'est en tout cas ce que suggérait, déjà en 1999, le rapport de la Commission de réflexion sur le livre numérique. On pouvait notamment y lire: "Devant le flux énorme d’informations circulant sur le réseau, il est essentiel de procéder à un travail spécifiquement éditorial de sélection qui permettra d’introduire la notion de référence, enjeu majeur en matière d’éducation. Le numérique pourra ainsi servir de lieu d’expérimentation pour les jeunes auteurs et permettre de valoriser les fonds des éditeurs, notamment dans le domaine de la micro-édition (littérature de recherche, poésie, sciences dures, certains secteurs des sciences humaines...)."
 
Mais pour l'heure, en France, le livre numérique fait plus de bruit que de chiffre d'affaires (environ 2% du CA des éditeurs!). Il n'en demeure pas moins une exigence guidée par les attentes que quelques "early adopters", qui y voient une autre façon de consommer l'écrit.
Cela étant, les nouvelles technologies impactent la relation de l'éditeur à son marché, étant contraint d'accompagner le changement, davantage que les fondamentaux de son cœur  de métier, à savoir la valorisation du récit, de la connaissance et du sens. C'est l'avis que motivent Alain Pierrot et Jean Sarzana dans leur "Réflexion autour du livre et de l'œuvre numérique" en ces mots: "On peut relever au passage que la numérisation emporte ses effets moins sur la relation de l’éditeur à l’œuvre et à l’auteur que sur la relation des éditeurs entre eux." Plus loin, ils indiquent: "On soulignera simplement l’avantage qu’apporte la numérisation à la consultation des ouvrages multivolumes, principalement pour les étudiants et les chercheurs". En effet, "l’œuvre numérisée devient sécable. On peut non seulement la consulter et la feuilleter, mais elle se prête bien davantage à la fragmentation, la dislocation, voire l’atomisation à l’infini, alors que le livre qui lui a donné naissance formait un tout, indivisible et solidaire, et qu’il tirait précisément sa dimension de livre de cette intégrité". 
 
Cette dislocation affecte-t-elle, alors, notre façon d'absorber l'information? La numérisation des connaissances engendre-t-elle une consommation d'information à la fois compulsive, parfois précipitée et souvent parcellaire? Personne ne peut nier que notre rapport à l'information a bien changé, depuis l'apparition d'internet. C'est ce qu'illustrait Arnaud Nourry, le dirigeant d'Hachette, à travers un discours devant le PEN Club American Center: "La recherche de la rapidité se fait trop souvent au prix du sens. (...) En cette époque de numérique-roi, le temps est notre allié et devrait être considéré comme un avantage compétitif, et non comme un handicap. Car crées dans le temps long, seuls les livres rendent justice à la complexité, aux nuances et aux émotions qui sont le propre de l’Homme." A l'en croire, et par extrapolation, apprendre à lire, c'est cultiver et préserver son rapport au temps, connaître la "valeur temporelle" de l'acquisition des connaissances. Surtout quand on vient au monde au beau milieu du tout-numérisé! Pour Sylvie Droit-Volet, chercheur au CNRS, "Dès le plus jeune âge le nourrisson est plongé dans un monde avec de nombreuses régularités temporelles. Il apprend alors les durées associées à des actions dont il fait l'expérience au quotidien". Plus tard, "Il commence à comprendre qu'un temps unique existe indépendamment des actions". Mais de nuancer, toutefois: "il n'existe pas un temps unique, homogène, mais plutôt de multiples temps dont on fait l'expérience. Nos distorsions temporelles sont le reflet direct de la façon dont notre cerveau et notre corps s'adaptent à ces temps multiples, ces temps de la vie."
 
Ainsi, à la faveur de ces multiples questionnements et des découvertes toujours lus fascinantes sur l'adaptabilité et la malléabilité du cerveau, deux interrogations ultimes nous viennent à l'esprit. Est-ce notre rapport au temps qui affecte la façon dont on consomme la connaissance? Y'a-t-il un tempo idéal de lecture? Et s'il est évident qu'on lira encore demain, malgré l'explosion des technologies numériques, comment lira-t-on?
 
Et quant aux farouches détracteurs du livre numérique, ou plus simplement aux amoureux du livre papier, qu'ils se rassurent, le premier ne tuera pas le second. On ne le rappellera jamais assez: une liseuse peut s'éteindre. Pas un livre !