Comment la France évitera les guerres culturelles américaines






10 Mai 2022

La France évolue en suivant le chemin des États-Unis alors même que nos histoires sont très différentes… A l’instar du pays de l’Oncle Sam, celui de Baudelaire va-t-il subir la foudre de la guerre culturelle ?
Auteur de « Populisme Smart, Le retour du ‘’peuple’’ dans la politique et comment y répondre », Yannick Mireur nous rassure sur le sujet et nous éclaire sur les défis contemporains majeurs comme la crainte d’un déclassement de l’Occident par la Chine et la fragilité de la cohésion sociale dans nos démocraties industrialisées .


À l’instar des États-Unis, la France devient-elle victime des médias de masse ?

On tente souvent de comparer les deux situations. Je me souviens lors de l’élection de Barack Obama des suggestions sur l’élection d’une personne de couleur en France et sur la condition de ce que l’on appelle les minorités ou les communautés, termes empruntés directement au langage américain, qui trahissent une erreur de fond puisque notre héritage, sinon notre « modèle » est très différent. La marque de l’esclavage et de Jim Crow, expression qui désigne les lois et pratiques de la ségrégation, n’existe pas en France, ni ailleurs en Europe. Quant à Obama, il fallait souligner sa singularité, à commencer par le fait qu’il n’est pas un Afro-Américain issu de la minorité noire mais le fils d’un universitaire Kenyan retourné en Afrique et d’une mère d’origine européenne dont les parents l’ont élevé. Ceux-ci appartenaient à la classe moyenne américaine et étaient au Kansas, État du Sud éloigné des grands centres urbains des côtes. Obama était ainsi tiraillé entre un environnement socioculturel standard et une identité ethnique de métissage qui a conditionné sa propre réflexion sur la société américaine. Ses livres sont denses, ils expriment une introspection forte sur ces questions de race et de société, l’appropriation de l’héritage WASP américain – Pères et principes fondateurs – dans un pays qui change démographiquement et qui est traversé par des aspirations nouvelles, de la contre-culture à l’écologie et au politiquement correct, et qui en même temps conserve des traits eux aussi hérités, comme la marginalisation sociale des minorités de couleur. Obama avait pointé leur propre responsabilité dans cette situation, notamment par le nombre de familles monoparentales et l’environnement familial instable de beaucoup de jeunes Noirs des banlieues, etc. 
 
Le phénomène des médias de masse, notamment les talkshows, plus tard les réseaux sociaux, ont amené des évolutions. Les revendications égalitaires ont pris une nouvelle ampleur et l’hystérisation du débat public s’est aggravée. Mais si le sensationnel et l’émotionnel sont partout les ressorts de l’audimat, cela ne se produit pas de ma même manière et avec la même magnitude en France et aux USA. On retrouve le complotisme, les inévitables effets de zoom que les médias, dans leur diversité, projettent sur une situation donnée, cependant le phénomène est décuplé aux États-Unis, pays dont on oublie la démesure à maints égards.

La cancel culture est-elle forcément liée à décroissance ?

La contestation que ces deux courants représentent contre le modèle hérité, et contre le système capitaliste et l’économie de marché, est radicale, c’est ce qui les rapproche, voire les confond. Les États-Unis restent le pays de l’opportunité et de l’espoir d’une vie meilleure, une terre d’immigration, qui valorise la réussite personnelle, le profit comme moteur de la société, alors que l’héritage marxiste est plus présent et résilient en France. L’extrême gauche radicale vert-rouge à la LFI et EELV, est anticapitaliste et antinationale. La tabula rasa culturelle que ces courants promeuvent est aussi économique, et ainsi vous avez raison cancel culture et décroissance se rejoignent, alors que ce sont deux sujets sans rapport.
 
Le populisme que porte l’extrême gauche n’est pas smart, il est totalitaire, car il refuse la réalité du monde et récuse la réalité de nature humaine, c’est-à-dire ses défauts. Drapée dans la défense de la « planète », rien de moins – c’est son universalisme, si l’on peut dire – la gauche radicale est hermétique au principe de la mesure et de la responsabilité. Cancel culture et décroissance ont en commun ce fondamentalisme, qui trahit un esprit de revanche plus que de construction et d’harmonie. Ses représentants élus, que les discussions sur une Union populaire en France galvanisent, sont au mieux des chèques sans provision, au pire des collectivistes dont le régime promet de ruiner les finances publiques, le pouvoir d’achat et le niveau de vie des plus vulnérables qui les soutiennent, sans parler de positions antinucléaires inflexibles par principe.

Le wokisme en France aura-t-il autant d’impact qu’aux États-Unis ?

Le puritanisme sous-jacent à la société américaine imprime sa marque dans les relations sociales. Il explique en partie la prégnance d’une forme de pruderie comme du dévergondage déréglé, en mode open-bar, des campus universitaires, où ont libre cours les excès des fêtes étudiantes, typiquement pendant les vacances de printemps, le fameux Spring break, qui n’en est pas un sans sexe et alcool, voire d’autres substances. Le politiquement correct révèle lui aussi cette inclination radicale où il devient capital de ne pas blesser l’autre : défendu de houspiller, de brocarder, de moquer même avec bienveillance. L’humour aux États-Unis ne ressemble pas à l’humour européen, que ce soit la causticité anglaise et son second degré ou l’humour que comprennent les pays latins. Comme le Spring break, les précautions de langage sont excessives, elles en viennent à friser le totalitarisme du code social. Tout le sel de ce que l’on appelle les choses de la vie, amour, amitié, plaisanterie, opinion, est passé au tamis. Je ne suis pas sûr que cela puisse prendre la même forme en France et en Europe.
 
Même chose pour le wokisme. La contestation de la domination historique de l’homme européen, qui prend des accents de déréliction, est plus naturellement inflammable au pays de Jim Crow qu’en France. C’est au sein des nouvelles générations ayant grandi dans un climat de rejet de la hiérarchisation et de la sélection qu’il faut voir ce que sera l’impact du wokisme. Il me semble qu’il y a un hiatus entre le pays réel et ce que l’on voit dans les médias quels qu’ils soient, sur ce sujet. La société, et les urgences du moment – crise sanitaire, inflation et grande incertitude économique, Ukraine, recomposition de la scène politique – ne contiennent-elles pas le wokisme dans ses limites naturelles, celles d’un courant ultra-minoritaire, assis sur un raisonnement faible ?
 
Aux États-Unis les « guerres culturelles » lancées sous Bush Jr. avec son conseiller Karl Rove, l’influence de la droite chrétienne puritaine et du mouvement néoconservateur, ont exaspéré des divisions qui devraient n’appartenir qu’à la conscience individuelle. La polarisation extrême de la société américaine qui en résulte, illustre elle aussi l’hystérie du débat public, que nous ne connaissons pas. Si l’arrête Roe c. Wade, qui fait de l’avortement un droit fédéral, était remis en cause par la Cour suprême – ce qui à part les cas spécifiques de pays est-européens est impensable en Europe –, l’Amérique se retrouverait en guerre civile intellectuelle. Récemment les familles se sont déchirées autour du sujet Trump. Celui-ci est toujours actif et son nouveau slogan, « Awake, not woke », indique parfaitement l’intensité des guerres culturelles aux USA. Le centre de gravité du débat en France se situe – encore – quelques degrés plus bas. Un certain bon sens et un sens de la mesure prévalent encore dans la majorité, ce que ne reflète pas l’Université française, beaucoup plus intoxiquée par ces idées qui déconstruisent et font penser à la période de la Terreur.
 
Il faut donc être vigilant. « Populisme smart » plaide pour préserver l’esprit critique et la capacité de discernement devant ces courants venus d’outre-Atlantique, par exemple en acceptant les contradictions humaines et l’imperfectibilité de l’homme que les révolutionnaires radicaux voulaient corriger, donnant naissance au totalitarisme. Un discours politique faisant siennes les anxiétés du vote contestataire, mais faisant la pédagogie de la mondialisation et d’un nouvel équilibre entre l’État et le marché pour soutenir le « modèle social » serait le meilleur rempart face au wokisme et à l’ultragauche emmenée par Mélenchon.
 
Aux États-Unis, en parlant de « politique étrangère de la classe moyenne » et en maintenant la tension face au régime communiste chinois, Joe Biden offre une explication des liens compliqués entre les affaires mondiales et le malaise des classes moyenne et populaire qui sourde depuis vingt ans. Bien que sa présidence patine, bien qu’il soit coincé entre une gauche velléitaire et une droite obstructionniste, l’important est qu’il a récupéré le vote des cols bleus séduits en 2016 par Trump. C’est un discours sensiblement comparable, qui ne démonise pas le vote RN ou Z, et qui sache offrir à bas bruit, comme une force tranquille, un pacte social clair et une fierté française, qui pourra en France réconcilier l’opinion avec la politique.