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Crimes contre l’humanité et la banalité du progrès : Exercice de conscience critique







12 Décembre 2023

Dans un monde où les mots pèsent lourd et façonnent notre réalité, Bertrand-Marie Flourez, auteur renommé de "Notre conscience nous appartient", publié chez VA Éditions, nous plonge dans une réflexion profonde et pertinente. Son dernier article explore la complexité des événements survenus en Israël et en Palestine depuis le 7 octobre 2023, dépassant les frontières de la simple politique ou de la rhétorique électorale.


La question de la qualification des actes et opérations commis à partir du 7 octobre 2023 en Israël et Palestine va au-delà de la diplomatie et de la cuisine politico-électorale, du moins en France. « Terrorisme, guerre, résistance, crimes de guerre, crime contre l’humanité, barbarie, pogrome, génocide… », les mots ont un sens, une histoire, des significations contextuelles. Ils ont même une valeur relationnelle que n’atteindra sans doute jamais l’IA, mais il s’agit là d’un autre sujet. Qualifier les faits ou les choses est un pouvoir que l’on se donne facilement, avec un micro ou un verre à la main. Pourtant, la question qui surgit dépasse nos calendriers : comment lire ces événements en dehors de la politique, ou du marketing ? Les réalités de l’attaque sont hors du temps. Quel sens pour l’humain ? Il est où le progrès, il est où ce Progrès quasi religieux que l’on n’arrêterait pas, selon le lieu commun naïf et niais ? Entre crime contre l’humanité et la banalité du progrès auquel on s’attend, il faut tenter de redonner du sens.

Crime et progrès : définir les mots, une humble tache incontournable

La qualification de crime contre l’humanité a été définie et posée en tant qu’incrimination lors du tribunal militaire de Nuremberg, en 1945, et établi par la Charte de Londres [1]. Il s’agit à l’origine d’une « violation délibérée et ignominieuse des droits fondamentaux d’un individu ou d’un groupe d’individus inspirée par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux ». Cette notion de crime contre l’humanité a évolué au fil des traités instituant les TPI (Tribunaux pénaux internationaux) jusqu’à au statut de la CPI (Cour pénale internationale) qui définit « onze actes constitutifs de crimes contre l’humanité », en vigueur depuis le 1er juillet 2002. Il s’agit donc d’actes précis comme le meurtre, le viol, la déportation, la torture, etc., lorsqu’ils sont commis « dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique dirigée contre toute population… » [2].
 
Le crime de guerre en revanche relève de la violation du Droit international humanitaire, comme la convention de Genève. Or le Droit est une discipline précise, concrète, dont la langue doit être claire. Entre guerre et humanité, le mot pivot est bien « humanité » l’enjeu de ce qu’il faut oser regarder et nommer. Il devient donc urgent, à côté du Droit, de donner corps à cette « humanité » dont il est question, non pour l’accuser, mais ausculter le progrès qu’elle est censée accomplir.
 
Entre le Paléolithique et le prénumérique [3], le progrès est d’être passé de la pierre taillée à la roquette, avec toutefois une permanence pour le couteau qui date de l’Âge du bronze. Il est où le progrès ? Quel est-il ? Passer de la tuerie artisanale à la tuerie de masse ? Que sommes-nous censés acquérir, quelle évolution devrions-nous accomplir, quel état physique, intellectuel, psychologique ou spirituel aurions-nous dû atteindre ? Pour l’instant, on a bien pollué la mer et l’espace ; ça, on a su faire.

Progrès, progresser, progression

Il n’y a pas de progrès sans but. Il y a parfois le hasard et des surprises que l’on sait transformer en découvertes, la sérendipité, mais à qui l’on donne immédiatement un but. Si je vais de Paris à Bordeaux, à Orléans, j’ai progressé. Si je construis une maison, avec le rez-de-chaussée, j’ai progressé. Si je veux soigner la variole, en observant des filles de ferme en bonne santé qui s’occupent de vaches malades, je comprends alors et découvre la vaccination, j’ai progressé [4]. Le progrès matériel a un but.

De trois progrès l’autre : le progrès scientifique et technique…

L’humanité n’a cessé d’accomplir des progrès techniques. Sciences, médecine, arts (instruments, outils, matériels), agriculture… le chemin est étonnant. Étonnant parce qu’il y a un autre progrès, en amont des progrès techniques, scientifiques et matériels : le progrès de l’humanité. Attention ! il ne s’agit pas du progrès humain qui serait celui de chaque être humain, mais bien du progrès de l’humanité au sens collectif.
 

… le progrès de l’humanité…

Une des particularités de l’humain, c’est la capacité de produire un savoir cumulable. La question n’est donc pas la simple mémoire, mais le fait que, collectivement, nous apprenons, nous découvrons et nous transmettons en compilant les connaissances. Pour aller vite, quand la fusée Ariane décolle, à son bord sont installés Thalès, Pythagore, Euclide, mais aussi Galilée, Pascal, Newton… et tant d’autres sans qui elle ne partirait pas. Et comme il n’y a pas que les sciences dures, peut-on penser Blaise Pascal, philosophe cette fois, sans la continuité de Platon, Aristote, Augustin d’Hippone, Thomas d’Aquin, Érasme… et tant d’autres, ou simplement Sartre sans Marx ? Ce progrès-là est propre à l’humanité tout entière. Il est dans notre nature. Il s’agit là de la banalité du progrès humain. La transmission s’est produite d’elle-même, peut-être lorsque nous avons commencé d’enterrer nos morts ? Que serions-nous sans elle, même si nous ne savons pas la respecter ? Et de fait, nous sommes capables d’inventer l’IA, d’accumuler la sagesse des Nations, d’étudier l’histoire, nos sociétés et nos comportements, nous sommes même capables de chanter des mélopées vieilles de deux mille ans… L’humanité a progressé pour mieux vivre, mais y a-t-il pour autant un progrès humain ?

… un progrès humain ?

Non. Voilà le manquant. L’enfant du paléolithique naît exactement dans la même situation que l’enfant du numérique. Il ne sait pas encore qui il est, il ne sait pas parler, il ne connait rien de la joie et de la souffrance, mais il ressent la faim. Par sa conscience, il va devenir un être humain au contact des êtres humains. Elle va lui permettre d’être en relation, d’évaluer ses relations, d’acquérir un langage construit bien avant lui, et la pensée suivra. Les connaissances suivront par la vie et le travail. Il pourra aimer au point d’être martyr, il pourra haïr au point d’être barbare et sadique. Aimer, et peut-être haïr ne sont pas du savoir. Depuis l’avènement de l’Homme, il n’y a pas de progrès en amour. Qui peut prétendre le mesurer ? Qui peut peser, à travers les siècles, le cœur d’une mère, d’un père, d’un enfant ?

Crimes contre l’humanité et banalité du progrès…

Alors oui, à côté du Droit qui qualifie un acte, le crime contre l’humanité existe parce qu’il montre que la haine, la jalousie et l’orgueil peuvent être d’un tel aveuglement que cet acte nie ce que l’humanité a construit. Le crime contre l’humanité n’est pas un simple crime passionnel. Il nie l’histoire collective, il nie la transmission, le travail, l’étude et l’effort. Il se produit donc pour d’autres raisons que l’affect. Il relève de causes passionnelles idéologiques, et la banalité du progrès ne peut rien contre lui.

… jusqu’à Crépol

Et de même que sur la question du Proche-Orient la politique interne française et les diplomates internationaux se sont disputés autour des qualificatifs, voilà que dans un village français, à Crépol, quarante-trois jours plus tard, l’attaque d’une fête communale causant notamment la mort d’un jeune homme suscite de même un embarras lexical. Dans l’attente de l’enquête et de la justice pour comprendre et dire le Droit, la politique qualifiée. Mais peut-être qu’ici, face à la banalité du progrès inutile, un mot pointe un sens : « dé-civilisation ». Nous savions que les civilisations sont mortelles et nous comprenons désormais pourquoi. L’acte civilisateur, celui du progrès de l’humanité peut greffer un cœur, mais ne greffe pas l’amour. Et les civilisations sont mortelles qui se noient dans leurs mots, la banalité des mots. Une certaine civilisation du progrès est en train de s’effondrer, telle Babel qui disperse déjà les zéros et les uns d’une intelligence éclatée, mais les passions demeurent.
 
Les passions humaines n’ont jamais progressé ni régressé. L’être humain est constant dans l’histoire. Si ses connaissances évoluent, sa conscience est toujours la même. Elle est « le siège de sa liberté et de sa dignité » [5]. Qu’il l’écoute ou qu’il l’occulte, il y aura toujours quelque chose de plus grand que lui.

Bertrand Marie FLOUREZ
Essayiste, chercheur associé au LAREQUOI, Univ. Paris-Saclay
Notre conscience nous appartient, VA Éditions, juin 22

 
[1] Comme le dit fort bien Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Crime_contre_l%27humanit%C3%A9
[2] Statut de Rome sur le site de la Cour pénale internationale  [archive ].
[3] Nous serons bientôt dans le Panta-numérique…
[4] Où comment le Médecin E. Jenner a découvert/inventé les vaccins.
[5] In : Notre conscience nous appartient, p119, VA Éditions, juin 22