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Éliminer le risque c’est éliminer le choix







28 Juillet 2022

« La conscience critique nous dit que ce qui est faisable n’est pas obligatoire et que si tout peut se faire, tout est choix et peut être fait ou empêché. » Diplômé en droit et en analyse politique comparé et chercheur indépendant, Bertrand Flourez vient de publier « Notre conscience nous appartient, Clés pour la libérer » dans lequel il nous parle de l’externalisation de notre conscience.

Pp 143 à 144 et pp 161 à 165


Concomitances, circonstances et conséquences (exercices de conscience critique)

Il s’agit ici, explorant quelques domaines variés, d’appliquer le filtre de la conscience critique. Sorte de test sans doute qui fait surgir de nouvelles lectures, de nouvelles façons de voir et d’analyser. Ces lectures ne prétendent en aucune façon dépasser les autres lectures possibles. Soulignons d’ailleurs que considérés sous l’angle de la conscience, les êtres humains sont de fait et par nature non seulement libres, mais aussi égaux, quelle que soit la culture qui les modèle. Ils partagent la même humanité, non pas déclarée, mais constatée.

Pour le dire autrement, il s’agit ici de faire des pas de côté, voir le sens de la relation, le sens des mots, sortir d’une « pure » intellectualité non pas pour contredire, encore moins dénoncer ou révéler ce qui serait la Vérité, mais ouvrir sans cesse la conscience à ce qui nous entoure. Se donner les moyens de penser autrement, prendre le risque de penser indépendamment des valeurs portées par l’environnement social.

Là où l’esprit critique analyse, compare, met en perspective, révèle la cohérence ou l’incohérence des faits ou des discours, la conscience s’engage, c’est-à-dire est en acte. Nous savons bien que nos décisions sont le fruit de raison et d’affects, de logique et d’émotions. Et justement, parce que notre fonctionnement n’est pas purement logique ou mécanique, la conscience joue son rôle, à la fois pour évaluer ce que disent la logique et la raison d’une part, et ce que disent nos sentiments, pulsions et affects d’autre part. La conscience critique nous permet donc d’évaluer, de décider, de choisir, de sacrifier même.

Par ailleurs, l’homme n’évacuera jamais le risque, dans sa vie comme dans ses activités, même si d’aucuns pourraient croire que l’on pourra à terme, grâce à l’IA sans doute, y arriver. La science sans cesse nous donne de la maîtrise sur le monde, et sans cesse nous mesurons tout ce que nous ne connaissons pas, tant dans l’infiniment petit que dans l’infiniment grand. Notons ainsi qu’éliminer le risque reviendrait à éliminer le choix puisque tout serait déterminé. Ce serait donc éliminer la liberté. L’inverse n’est évidemment pas vrai : éliminer formellement la liberté n’éliminerait pas pour autant le risque. Or, c’est la conscience qui prend le risque. L’intelligence a sans doute préparé le terrain, peser le pour et le contre, analyser dans les moindres détails, la décision ou l’engagement appartient à la conscience. C’est aussi pour cela que l’avenir n’est pas à confronter l’intelligence humaine à l’intelligence artificielle, mais la conscience à l’intelligence artificielle.

La conscience connait le risque et sait que rien, qu’aucune évolution humaine n’est inéluctable. Et nous savons déjà que lorsque l’homme a réduit ou asservi sa conscience, la barbarie a provoqué son anéantissement. La conscience critique est donc bien ce qui nous permet de résister aux pressions exercées sur nos outils cognitifs et notre fonctionnement psychologique.
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Le progrès en question

De même pour le progrès. Lorsque l’on va du point A au point B, avoir parcouru la moitié de la distance signifie que l’on a progressé. C’est un progrès parce que le but a été défini au départ. Mais est-ce pour autant une valeur humaine ou morale ou politique en soi ? Le saut axiologique du mot progrès est un choix, une croyance en fonction d’autres critères adoptés préalablement. L’invention de la matière plastique est-elle un progrès ? Pris globalement, il devient impossible de répondre tant on voit aujourd’hui les dégâts de pollutions qu’elle engendre alors qu’elle nous rend de grands services y compris au plan médical.

Du progrès en art ? Le beau, le laid…

Toutefois, sans aller jusqu’aux premières manifestations artistiques ou du moins symboliques humaines comme l’art pariétal qui remonteraient à -64 800 ans (grotte d’Ardales en Espagne), la question du progrès se pose. Si nous considérons la célèbre Dame de Brassempouy, représentation d’une tête de femme taillée dans de l’ivoire de mammouth, chef-d’œuvre paléolithique dont la datation est approximativement de 30 000 ans, est-on capable de dire si elle est plus ou moins belle que Mona Lisa ? Plus ou moins artistique, esthétique ? Ou encore si les artistes du XVIe siècle ont progressé en art par rapport aux artistes du paléolithique ? On perçoit ici que les considérations techniques, y compris l’invention de la peinture à l’huile au XVe siècle, ne disent pas grand-chose sur la notion de beauté et encore moins sur le fait de savoir s’il existe un progrès, extérieur à nous, en matière de beauté.

Le beau serait-il donc irrémédiablement ou purement subjectif ? La question déborde là aussi de cet essai, mais, pour ne pas oublier notre environnement d’idéologie marketing, posons la question, avec sans doute un peu de malice consciente, de savoir si un tableau à vingt millions d’euros est plus beau que celui à dix millions ? Peut-être suffit-il d’écarter la question du beau dans l’art ? Autrement dit, le désir de possession et la valeur du marché disent-ils quelque chose sur la beauté ou sur autre chose ? Ou encore, le développement du marché de l’art est-il un progrès ? Si oui, il faut alors savoir comment, pour qui, et surtout si l’expression de ce marché ne vient pas dicter et assigner à l’opinion des avis plus ou moins contraints.

Cet exemple esthétique questionne la notion de progrès. Au-delà du progrès, c’est aussi la question de ce qui serait inéluctable ou non dans la transformation technologique, numérique et connectée du monde. Notre conscience critique est plus que jamais sollicité.

L’inéluctable et l’irréversible

Notons ici la nuance entre l’inéluctable et l’irréversible. L’inéluctable est une promesse, une menace, une prophétie, un espoir, une projection entre désir et crainte. On peut certes dire qu’il est inéluctable que de l’eau chauffée à 100° se mette à bouillir. Il s’agit là d’une causalité scientifique constatée, matérielle, démontrable, expliquée et reproductible. Mais l’inéluctable dans le domaine de l’évolution humaine n’est pas aussi automatique sauf à tomber dans la croyance. Adam Smith ou David Ricardo ont pu considérer qu’en éliminant toutes sortes de contraintes ou limitations au développement de l’économie et du marché, la « main invisible » du marché nous conduirait à un système quasi parfait de développement. Autrement dit, qu’un libéralisme conduirait inéluctablement nos sociétés à une situation sinon parfaite du moins optimale. On peut toujours le croire, mais il s’agit d’une croyance, quand bien même elle serait raisonnée. Cette perspective dépend en fait de nous, de nos choix, de nos évaluations, tout comme la prophétie marxiste qui projetait l’apparition d’un homme nouveau une fois le communisme appliqué à toute l’humanité. Elle n’est inéluctable que sur le papier.

En revanche, l’irréversible nous dit que des retours dans l’évolution humaine sont impossibles. Certes là aussi, sur le plan matériel, nous savons par exemple que lorsqu’une chose unique disparait ou est détruite, cela est définitif. Comme dans l’évolution du vivant : à 50 ans, nous ne sommes plus comme à 20 ans, ne serait-ce que parce que nous avons vécu, appris, mémorisé. Sans doute pouvons-nous aussi penser que l’homme n’oubliera jamais la roue, l’écriture, l’électricité… Mais déjà, ne voyons-nous pas que ce progrès si pratique et si confortable que sont les matières plastiques (issues de la pétrochimie), omniprésentes dans nos vies, n’est peut-être pas irréversible, et qu’il serait même souhaitable qu’il régresse ? Il n’est peut-être pas aussi indispensable qu’on aurait pu le croire. Et nous trouvons déjà des substitutions.

Dans le champ politique et social, on a pu croire, ou du moins espérer qu’après la Première Guerre mondiale il n’y aurait plus jamais de guerre. Du moins en Europe. L’horreur et la barbarie seraient-elles irréversibles ? Était-il inéluctable qu’une seconde guerre mondiale voie le jour ? L’avenir est toujours ce que nous en faisons.

L’humanité avance par l’essai, l’erreur, et recommence en tentant de fairemieux, même si elle ne sait pas toujours tirer les bonnes leçons ou s’en tenir à l’expérience. Sauf cataclysme majeur qui nous échapperait totalement, l’informatique et Internet sont des outils que nous pouvons considérer irréversibles. Nos capacités de communication aussi. Mais le consumérisme ou la mondialisation économique telle qu’elle est engagée ne sont ni irréversibles ni inéluctables comme peut l’être en revanche (irréversible) l’épuisement de certaines ressources naturelles. Si, à l’image du plastique dont la pollution tue le vivant, les ondes radio s’avèrent à terme désastreuses pour la santé, ce qui paraît inéluctable aujourd’hui sera vite réversible. La conscience en revanche pourrait avoir un rôle à jouer. Peut-être aurait-il fallu connecter les consciences avant la 5G ?

Ainsi, face au positionnement qui voudrait que tout ce que l’on peut faire doit être fait, ou encore que ce qui est possible doit advenir et s’imposer, la conscience critique libère et nous émancipe de ces biais cognitifs. Ce ne sont que des schémas dont la nécessité est tout au plus psychologique. En effet, pour que l’esprit critique entre en jeu, encore faut-il s’abstraire de la dépendance relationnelle qui veut nous faire adopter des pseudos certitudes qu’il faudrait partager pour ne pas être exclu du « ce que tout le monde dit… » et qu’il faut donc répéter.

C’est encore l’exemple de Ludwig Wittgenstein dans son Tractatus. « Que le soleil se lèvera demain est une hypothèse » parce qu’il n’y a pas de nécessité logique, seulement une nécessité psychologique. Nous avons vu le phénomène se répéter et nous pensons qu’il se répètera encore. Quand une habitude est partagée, bien fol serait celui qui oserait dire le contraire.

De cet exemple extrême, la conscience critique nous dit que ce qui est faisable n’est pas obligatoire et que si tout peut se faire, tout est choix et peut être fait ou empêché.