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Géopolitique, le monde voit rouge







22 Décembre 2021

Entre les Etats ou au sein même des peuples, nos relations sont de plus en plus exacerbées. Même si les tensions ne datent pas d’hier, l’importance croissante des émotions, accentuées par les réseaux sociaux, intensifie chacune des nos revendications. Le monde est donc de plus en plus marqué par une violence qui ne dit pas son nom. Auteur de « Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? Chroniques géopolitiques 2019-2020 », Roland Lombardi, enseignant et docteur en Histoire contemporaine, nous explique les tensions de la dernière décennie en tant que spécialiste des relations internationales


Vous relatez une vague de contestation citoyenne dans le monde, comment expliquer une telle synchronisation ?

L’année 2019 a été marquée par une vague d’importants mouvements populaires parfois très violents. Hong Kong, Algérie, Liban, Iran, Irak, Chili, France... Si le monde paraît en pleine ébullition, il ne faut pas perdre de vue que l’origine et les raisons des colères et des revendications différaient de pays en pays.

Sans entrer dans une longue et savante étude sociologique, on peut dire par exemple que les sociétés occidentales sont actuellement traversées par une multitude de crises. Crises identitaires, crises économiques et sociales, rejets du politiquement correct, rejets des élites, rejets de la mondialisation, etc... Il n’y a plus d’idéologie, plus de grandes aventures, de grandes épopées, plus de grands projets... C’est un malaise général et existentiel qui touche le monde occidental. Tous les pays occidentaux connaissent leurs « territoires périphériques » (en référence à la « France périphérique » du géographe Christophe Guilluy) confrontés à la « mondialisation malheureuse ».

Ailleurs, dans le monde arabo-musulman par exemple, comme lors les révoltes de 2011, la jeunesse nombreuse de ces pays (les moins de 30 ans représentent parfois plus de la moitié de la population !) se révolte contre le népotisme et la corruption endémiques dans ces régions. Mais ce sont moins des revendications démocratiques que l’absence totale de perspectives économiques et sociales qui mobilisent tous ces jeunes sans avenir.

Dans l’histoire, l'humanité fut toujours touchée par des poussées de fièvres à chaque grand bouleversement démographique, politique ou surtout technologique. Ce fut le cas par exemple au XVIe siècle avec l’imprimerie, aux XVIIIe et XIXe siècles avec la Révolution industrielle... Plus près de nous, ce fut l'entrée dans la modernité, en 1968, de la génération des baby-boomers (plus grosse poussée démographique de l’histoire de l’humanité). Non seulement la France connut de grandes émeutes mais également de nombreux autres pays à travers la planète (États-Unis, Chine, Italie, Amérique du Sud, Europe de l’Est, etc.)...

Aujourd’hui, incontestablement, la révolution numérique a son importance dans cette contestation mondialisée.

Les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, YouTube et les blogs) jouent un rôle de défouloir ou de mobilisateur. Mais c’est dans l’information alternative qu’ils ont peut-être plus d’impacts.

Car l’information, c’est le pouvoir, et avec l’omniprésence de ces nouveaux vecteurs, où l’on trouve le meilleur comme le pire, les gouvernements n’ont plus le monopole de l’information et ne maîtrisent plus grand-chose. La « fabrique du consentement » traditionnelle atteint donc ses limites lorsque le consommateur choisit lui-même sa propre source d’information (pertinente ou pas) et que surtout, il peut de moins en moins consommer...

Là où le bât blesse, c’est que tous ces mouvements contestataires ont du mal à se structurer et s’organiser sérieusement. Il n’y a pas de figures emblématiques qui en prennent la tête.

De même, si les classes dirigeantes sont partout perçues comme hors-sol et discréditées, les États gardent le monopole de la force et possèdent encore de nombreuses ressources pour « s’adapter » et même, à terme, tirer profit de ces vagues de protestations...

A partir de mars 2020, la pandémie a également permis à certains États, qu’ils soient démocratiques ou autoritaires, de mettre entre parenthèses les mouvements sociaux et les grandes manifestations de rue ayant secoué l’année 2019. Toutefois, après près de deux ans de crise sanitaire, la colère n’a pas disparu. Loin de là ! Tous les pays sont à présent de véritables cocottes-minute ! D’autant plus que les crises économiques et sociales qui découlent de la pandémie et les mesures sanitaires mises en place partout sont considérés comme de plus en plus liberticides. Pour l’instant, les peuples, encore sous le choc du virus, semblent résignés mais encore une fois, la colère est toujours là et couve. Reste juste à savoir comment elle se traduira dans les prochains mois…

La violence est-elle indissociable du mode de fonctionnement des Etats-Unis ?

Dans mon livre, j’évoque les violences qui ont émaillé les États-Unis à la fin du mandat de Trump. J’y explique que la société américaine a toujours été violente. La violence a toujours fait partie de l’histoire américaine. La police américaine a toujours été violente et elle est le reflet d'une société elle-même très violente. Rappelons que le mouvement Black Lives Matter est né en réaction à la brutalité policière déplorée sous Obama en 2013 !

Par ailleurs, la question raciale aux États-Unis n'était pas le seul problème de Trump, mais bien celui du pays depuis 300 ans. En 1830, Tocqueville, dans son essai De la démocratie en Amérique, prédisait d'ailleurs de manière assez clairvoyante que la question de l'esclavage et de la cohabitation entre blancs et noirs allait inévitablement déchirer les États-Unis.

Ce n'est pas la première fois que les États-Unis connaissent ce genre de manifestations et d'émeutes après la mort d’un noir (Georges Floyd en mai 2020). C'est un cycle très ancien que l'on peut observer depuis les années 50-60. Les dernières grandes émeutes de ce type furent celles de Los Angeles de 1992.

La prise violente du Capitole en janvier 2020 par des partisans de Trump a été le point d’orgue de cette élection aux résultats contestés et controversés. Aujourd’hui, les tensions entre « progressistes » et « nationaliste » pour faire simple, sont toujours aussi vives et ne sont pas prêtes de s’apaiser, exacerbées qu’elles sont, par les revendications minoritaires mais toujours agressives de la culture « woke » par exemple…

Les rapports de force, quelques soit leur degré, sont-ils l’essence de la géopolitique ?

Le titre de mon livre est un clin d’œil ironique et cynique au célèbre livre La fin de l’histoire de Francis Fukuyama, le penseur américain qui annonçait au début des années 1990, après la chute de l’URSS, l’avènement de la démocratie dans le monde, une économie de marché et une mondialisation heureuse. Aujourd’hui, le monde est loin d’être « fukuyamesque » et nous sommes plutôt en plein Choc des civilisations de Huntington avec une convergences de crises multiples et le retour du fanatisme religieux, des nationalismes, des « Empires » et des tensions internationales. Les élites progressistes occidentales veulent encore croire ingénument que le monde de Fukuyama est possible. Pour l’heure, en relations internationales et en géopolitique en général, c’est toujours le nombre et la force qui prévalent d’abord, et ce depuis la nuit des temps. Le monde, ça n’a jamais été Disneyland ! Si les Européens veulent rester des « herbivores » au milieu de « carnassiers », ils vont droit au suicide !