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Les errements de la politique de mobilité: entretien avec André Broto







12 Juillet 2022


Les errements de la politique de mobilité: entretien avec André Broto
André Broto est un expert reconnu en France et à l’international sur les questions de mobilité routière, et plus largement encore sur le thème des transports. Ingénieur civil des Ponts et Chaussées et il est l’auteur du livre de référence « Transports : les oubliés de la République » (Editions Eyrolles). Dans cette interview André Broto souligne l’injonction contradictoire à laquelle sont confrontés les pouvoirs publics : la nécessité d’améliorer la mobilité tout en prenant en compte les défis climatiques. Pour lui tout passe par une politique ambitieuse de décarbonation de la route, aujourd’hui complétement délaissée par les différentes mesures gouvernementales. Seule une politique ambitieuse sur ce plan et sur l’ensemble du territoire pourra permettre de faire face aux défis du 21e siècle.     


Dans votre ouvrage « Transports : les oubliés de la République » vous parlez de « l’intelligence de la route ». En quoi la route est-elle intelligente ? Et l’est-elle plus que d’autres moyens de transport ?

Prenons comme exemple, pour commencer, le métro. C’est un système brillant, conçu par des ingénieurs, avec une infrastructure qui forme un « tout » très optimisé. Ces ingénieurs ont conçu simultanément l’infrastructure : les rails, le véhicule – c’est-à-dire les métros, et le système d’exploitation. Un système remarquable et qui fonctionne très bien, mais qui est finalement assez fermé aux innovations. Tout est tellement optimisé et tellement imbriqué qu’il est difficile de dire « tiens, on va sortir des rails pour aller se promener ailleurs, … ».
Alors que la route, elle, est extrêmement flexible. Pendant la Première Guerre mondiale, pour alimenter le front, l’intendance prévoyait des voies ferrées parce qu’il fallait amener des charges très lourdes, de grandes quantités de nourriture et de munitions. Et à Verdun, un général a eu une idée bizarre : il s’est dit « la voie ferrée, ils vont nous la bombarder et une fois détruite, il faut un certain temps pour la rétablir… Pourquoi ne pas faire des routes ? ». Tout le monde a trouvé ça étrange mais comme il était têtu, il a fait sa route. Il faut savoir que cette route, appelée plus tard la Voie Sacrée, avait des tas de cailloux disposés tout le long. Et quand un obus détruisait la route, l’obstacle était contourné, les trous bouchés, et les camions de l’armée continuaient de passer. C’était donc très souple, très résilient.
Aujourd’hui, les innovations sont partout. Il y a des innovations qui portent sur les moteurs – au gaz, à l’hydrogène, à l’électricité ; sur les véhicules, quatre roues, deux roues, trottinettes, … Et sur les services aussi, qui sont de plus en plus variés : voies réservées aux bus, parkings de covoiturage…
La route est une infrastructure très adaptable et très accueillante à l’innovation. Elle s’est affranchie des modes, à un mode de transport ou à une mode.
 

Comment expliquez-vous le fait que la route soit le « maillon faible » des politiques de transport quand bien même elle est incontournable dans la vie quotidienne de dizaines de millions de Français ?

En France et en Europe, les services de transports, les politiques de transports, et nos modes de pensée sont axés autour d’une segmentation assez simple et binaire : d’un côté, vous avez les déplacements du quotidien – ceux que l’on fait à l’intérieur d’une commune, et de l’autre vous avez les voyages. En moyenne 6 par an pour les Français, pour 100 kilomètres, et c’est l’État qui est à la manœuvre depuis longtemps avec des routes, des trains, des TGV, LGV, et aéroports.
À l’autre bout du spectre, il y a les 36 000 communes, qui résonnent à l’échelle de leur territoire – Paris fait par exemple moins de 5 km de rayon. Les déplacements du quotidien sont restés ce qu’ils étaient il y a un siècle, des déplacements de quelques kilomètres.
Pour les « voyages », il y a la possibilité de prendre l’avion, le train, la route, BlaBlaCar,.. Les options sont nombreuses. Pour la proximité, il y a le choix entre la marche à pied et le vélo, ainsi que parfois le bus, la voiture, et même le métro. Mais dans la catégorie des déplacements de longues distances, on trouve surtout les deux tiers des salariés, qui eux, sont contraints de se déplacer pour se rendre au travail.
Les enquêtes, notamment nationales, permettent d’analyser les comportements de nos concitoyens, en distinguant non seulement les motifs et le temps passé dans les transports, mais aussi la longueur de tous les déplacements. Ces déplacements contraints, représentent 41 % des distances parcourues.
Une erreur que l’on commet en Europe, c’est que l’on résonne en moyen de déplacement, et non en kilomètres. Le changement climatique étant un sujet au cœur des préoccupations, on ne peut pas mettre au même niveau un déplacement en voiture de 3 km et un déplacement en voiture de 30 km, sachant que le second dégage à peu près 10 fois plus de CO2.
Pour celui qui fait 30 kilomètres, le nombre de litres de gasoil qu’il met à la fin du mois n’est pas le même. Or, il y a beaucoup, de la part des journalistes, ingénieurs de transports et élus, un raisonnement type : « le nombre de déplacement en voiture a diminué de 12 %, et le nombre d’usagers de vélo a augmenté ». Alors que si l’on distingue déplacements de proximité, voyages, et déplacements longs du quotidien, on s’aperçoit avec stupeur que la proximité pèse 20 % du total, les voyages 25 %, et les déplacements longs du quotidien 55 % des kilomètres parcourus, et 55 % des émissions de CO2. Et l’un des défauts des politiques publiques, c’est qu’elles n’en parlent pas.
Quand on a lancé les politiques du Grenelle de l’environnement, c’est-à-dire beaucoup de lignes à grande vitesse et de tramways, ainsi que de bus à haut niveau de service, et qu’on regarde par rapport à ces trois classes de distance, on s’aperçoit qu’on a agi sur les voyages et sur la proximité. Ce sont les deux éléments les moins importants.
Pourquoi n'avons-nous pas misé sur la route ? On a assimilé la route à la voiture, qui est un mode de transport. Et souvenez-vous au Grenelle de l’environnement, on a dit : « Il faut développer les modes de transports alternatifs à la route ». Sous-entendu la route est un mode de transport, ce qui est faux. La route est une infrastructure qui supporte un mode de transport dominant qui est la voiture, mais qui supporte des modes collectifs tel que le bus, l’autocar, le vélo, la marche à pied. On a donc déjà commis une erreur de sémantique. En France, les autoroutes, on les appelle des « auto-routes », ailleurs, on les appelle highways ou motorway, mais on ne met pas le mot auto.


Comment peut-on concilier le désir exprimé par de nombreux citoyens de transports plus respectueux de l’environnement et une préservation du pouvoir d’achat (étant donné la cherté des solutions alternatives) ?

Un autre problème en France et dans d’autres pays européens, c’est le rôle du transport collectif de la route : la multimodalité, appelé aussi l’enchaînement fluide des modes. Sur tous les continents au niveau des grandes villes, se construisent des pôles multimodaux, très loin des villes. Aux États-Unis, au Canada, en Corée, des voies réservées sont mises en place pour les covoitureurs, les autocars, et les pouvoirs publics adoptent une vision de « l’enchaînement fluide des modes de transport ». En France, on oublie les modes collectifs routiers et on parle uniquement de la multimodalité entre les modes ferroviaires et un petit peu des places de parking pour les vélos ou les voitures.
Il faut actionner tous les leviers : ceux de la régulation notamment avec l’interdiction (interdire les diesels à partir de 2025), l’incitation (« si vous achetez un véhicule électrique je vous donne plus de 6000 € »), et le signal prix (taxe carbone, péage urbain, vignette généralisée…). Ce dernier levier est le plus puissant mais on ne peut l’utiliser tant que l’on n’a pas donné une alternative aux personnes qui n’ont d’autre choix que de prendre leur voiture.
Si l’on met un parking gratuit (appelé aussi « parc relais ») loin de la ville, et que l’on propose un autocar allant en ville, l’automobiliste accepte, à condition que l’autocar fasse peu d’arrêts et soit rapide.
Donc il faut une vitesse maximale, du confort (Wi-Fi, ceinture de sécurité) et on s’aperçoit le trajet devient également un « temps social » : des gens dorment, d’autres discutent ou préparent la réunion d’après.
 Il s’agit de permettre à ceux qui ne peuvent s’acheter un véhicule électrique parce qu’ils ne fonctionnent qu’avec des véhicules d’occasion et qui ont des fins de mois difficiles, d’avoir une alternative.
 

Quelle est la place des autoroutes dans le réseau routier français et pourquoi ont-elles aussi mauvaise presse ?

Car il y a en France une incompréhension du modèle de financement de l’autoroute, une route est toujours financée, soit par les impôts auprès du contribuable, soit par l’usager. Plus les sociétés s’enrichissent, avec le progrès technologique, plus on souhaite de nouveaux services publics.
Or, les budgets des services publics sont de plus en plus limités et donc la puissance publique est obligée de faire des choix : financer par l’impôt ou par l’usager, et quand il s’agit d’une mesure qui a un aspect d’équité sociale extrêmement important les subventions sont accordées. Par exemple, pour les transports, le train est subventionné, car il est utilisé par les chômeurs, les jeunes et les retraités.
Sous Pompidou, l’autoroute a été considérée comme quelque chose qui profitait à l’ensemble de la population, donc on a choisi le financement par l’usager, mais à l’étranger, c’est différent. En France, l’éducation nationale est largement subventionnée ce qui n’est pas le cas aux États-Unis ou en Angleterre. Si vous allez à Londres, le transport collectif est trois fois plus cher qu’à Paris, ce qu’en tant qu’expatrié vous trouvez scandaleux. Et en France, l’autoroute fonctionne avec des péages et est d’excellente qualité et elle a mauvaise presse. 
Le problème, c’est que l’on a du mal à sortir de nos schémas, et à aller voir ce qu’il se passe outre-Atlantique. Mais beaucoup d’élus sont conscients, si ce n’est de solutions, des problèmes. Pour moi, il y a avant tout un problème de compréhension, c’est la raison pour laquelle j’ai écrit ce livre, « Transports : les oubliés de la République ». Je souhaite faire de la pédagogie des besoins et des opportunités que la route peut offrir, sans exclure les autres modes de transports.