Manuel Carcassonne : "Un livre, on l'aime pour ses défauts"



Journaliste littéraire. Aime faire voisiner Musset et Thompson, Shakespeare et Bukowski, Easton… En savoir plus sur cet auteur



8 Octobre 2013

Dans l'imaginaire collectif, un éditeur serait un personnage taciturne et tyrannique, doté d'un immense réseau de relations politiques, une personne qui possède un don presque divin qu'elle réserve, forcément, à son cercle d'amis : celui de faire accéder à la postérité. Ou au moins, à la célébrité. Tout un programme. Rencontré à l'occasion d'un événement littéraire, l'éditeur Manuel Carcassonne, directeur général des Editions Stock, a volontiers apporté une vision plus concrète et originale de son métier. Pull bateau sur les épaules et cigare à la main, un éditeur semble bien être un homme comme les autres.


Un peu d'histoire : les Editions Stock

Stock, c'est tout un pan de l'édition française. C'est la collection Cosmopolite  à couverture rose, c'est la collection Bleue, c'est un esprit à la fois classique et frondeur, éclectique et international. Ce sont des référents culturels, souvent responsables de premiers grands émois littéraires. Née au 18e siècle, la maison d'édition ne devient "Stock" qu'à la fin du 19e, d'après le nom de celui qui la rachète en 1871 : Pierre-Victor Stock. Entre 1877 et 1921, l'esprit Stock émerge d'un paysage littéraire encore très statique avec, d'une part, Le Cabinet Cosmopolite, l'ancêtre de la collection Cosmopolite, qui voit le jour dans l'optique de publier l'oeuvre de Tolstoï en français, et d'autre part, l'engagement dans les problématiques de société, le contact permanent avec les enjeux de l'époque. Le ton est donné, l'image est construite. Si l'accent est mis sur la traduction d'écrivains étrangers à travers Le Cabinet Cosmopolite, Pierre-Victor Stock s'illustre également pendant l'Affaire Dreyfus en publiant de nombreux essais sur la question.
 
Des années 1920 aux années 1940, la maison d'édition connait des difficultés économiques jusqu'à son rachat par Hachette en 1961. C'est André Bay, directeur depuis 1942, qui assurera la transition. Il fait évoluer Le Cabinet Cosmopolite en Nouveau Cabinet Cosmopolite en 1941 et en confie la direction à son épouse, Marie-Pierre Bay en 1980. En 1998, à l'arrivée de Jean-Marc Roberts, les écrivains français trouvent leur place légitime dans le paysage éditorial de Stock, majoritairement dédié à la littérature étrangère, avec la célèbre collection Bleue. Nina Bouraoui, Eric Reinhardt, Christine Angot, Bernard Chapuis, Eric Faye, Brigitte Giraud, Marie Billetdoux, Camille Laurens... ils sont des dizaines à incarner l'esprit littéraire français aux côtés de leurs pairs du monde entier, de Tolstoï à Woolf, en passant par McCullers ou Wilde.
 
Début 2013 : Manuel Carcassonne, directeur littéraire de chez Grasset succède à Jean-Marc Roberts et devient directeur général des Editions Stock. Une nouvelle page de la maison Stock peut désormais s'écrire. 

Je n'envisageais pas de devenir éditeur

Discret et réservé, Manuel Carcassonne se destinait à une carrière de critique littéraire. Après des études de lettres, bercé par Woolf et Singer d'ailleurs publiés dans la Cosmopolite,  il voulait "parcourir le monde à la rencontre des écrivains". Dans ce qu'il appelle sa "première vie", Manuel Carcassonne rencontre Toni Morisson, Joyce Carol Oates, Normal Mailer, Kenzaburo Oe, Mahmoud Darwich... Des poids lourds de la littérature internationale, prix Nobel même pour certains, qui déterminent le futur éditeur à n'être aujourd'hui "guère impressionné par les caprices des écrivains français". Mais à l'époque, les journaux, Le Figaro ou le Point, n'engagent pas le jeune critique. Il devient alors assistant du directeur des éditions Grasset : Yves Berger.
 
Directeur littéraire à 30 ans, Manuel Carcassonne s'amuse de la différence entre son ancien poste chez Grasset et son nouveau chez Stock : "la direction littéraire consiste à dépenser de l'argent tandis que la direction générale consiste à en gagner... ou du moins, à surveiller ceux qui en dépensent!".
 

Je ne renonce jamais

Comment devenir un bon éditeur, un vrai dans la lignée d'une Françoise Verny ? A cette question souvent posée, Manuel Carcassonne répond : "Je conseille de lire beaucoup, ce que l'on ne fait bien qu'en étant très seul et très désespéré." Le métier d'éditeur prend alors une toute autre dimension, loin des rails tracés par des années d'études ou un carnet d'adresses bien rempli, loin des cocktails germanopratins et des mondanités. C'est la personne qui apparaît, le trajet d'un individu confronté aux aléas de son existence. Pour qui en a la motivation, la lecture, moyen d'évasion par excellence, devient un sésame vers une autre dimension. L'éditeur ajoute : " Puis il faut être curieux des autres, et savoir s'oublier. Et être patient". Comme si, au final, être un bon éditeur demandait des qualités humaines réelles que chacun devrait faire fructifier.
 
Sur sa méthode, sa façon d'appréhender un manuscrit, Manuel Carcassonne, connu pour sa capacité de travail, livre volontiers ses secrets : "J'arrive à diriger un texte de l'intérieur en l'absorbant, en le lisant beaucoup puis en oubliant toute arrogance et préjugé, en tentant de prendre en compte les intentions de l'auteur. Puis comme un chasseur à l'affût, je guette le sens du travail dans son ensemble et non les détails." A des années lumières des rumeurs farfelues selon lesquelles les éditeurs ne lisent jamais les livres qu'ils reçoivent, Manuel Carcassonne incarne, naturellement, une figure de référent, garant de la qualité littéraire en France. "Je suis obsessionnel et ne renonce jamais", insiste-t-il. "Je me trompe parfois, et quand je me trompe, je le reconnais" admet-il modestement. La valeur d'un éditeur ne se mesure d'ailleurs pas seulement à ses succès, mais aussi à ses échecs, et à sa façon de les gérer.
 
Et sur sa marque bien à lui, sa façon de recevoir un manuscrit, Manuel Carcassonne surprend. Loin l'idée de perfection, loin le concept d'aboutissement ultime où chaque passage devrait être retravaillé et fignolé au risque de perdre sa saveur originelle. Non, pour lui "il faut laisser ses défauts à un texte. C'est l'harmonie du visage ou d'un corps d'avoir ses défauts. C'est pareil pour un livre, on l'aime pour ses défauts et non pour la qualité excessive qu'il pourrait dégager", un peu à la manière d'un artiste qui chercherait plus à transmettre qu'à impressionner.